Dans cet article, je vous propose d’examiner une notion qui se situe au carrefour de la géométrie euclidienne, de l’algèbre linéaire et de la topologie des espaces normés.
Le point de départ choisi est un résultat important du cours d’algèbre :
Théorème (du supplémentaire orthogonal)
Soit est un espace vectoriel réel, muni d’un produit scalaire.
Pour tout sous-espace de dimension finie :
Après quelques rappels préalables, nous donnerons une preuve de ce résultat, puis nous tâcherons d’en explorer un peu les contours.
1 – Produit scalaire et orthogonalité : rapide survol
Dans tout ce qui suit, désigne un espace vectoriel muni d’un produit scalaire : c’est ce qu’on appelle parfois un espace préhilbertien réel. Si de plus est de dimension finie, on parle plutôt d’espace vectoriel euclidien.
Si sont deux vecteurs de leur produit scalaire est noté Rappelons qu’un produit scalaire est une » forme bilinéaire symétrique définie positive « , ce qui signifie que :
- [ linéarité à gauche ] pour tous et :
- [ symétrie ] pour tout :
- [ définie positivité ] pour tout :
➡ Linéarité à gauche et symétrie se combinent pour donner la linéarité à droite, d’où la bilinéarité.
L’application :
est alors une norme sur (appelée norme euclidienne).
Lorsque les vecteurs et sont dits orthogonaux. Une famille orthogonale est, par définition, composée de vecteurs deux à deux orthogonaux.
Quelques résultats fondamentaux :
- Toute famille orthogonale composée de vecteurs non nuls est libre.
- Toute famille orthogonale vérifie la formule de Pythagore :
- Si est de dimension finie, alors possède des bases orthonormales, c’est-à-dire des bases composées de vecteurs unitaires (ie : de norme 1) et deux à deux orthogonaux. En outre, si est une telle base alors pour tout :
Si est une partie quelconque de l’orthogonal de désigne l’ensemble des vecteurs de qui sont orthogonaux à tout vecteur de Il s’agit d’un sous-espace vectoriel de qu’on note
On vérifie que :
- si vérifient alors
- pour tout :
Remarque
Le premier de ces trois points se justifie par le fait que si un vecteur est orthogonal à tout vecteur de , alors il est en particulier orthogonal à lui-même, donc nul.
Cette petite chose est très couramment utilisée pour prouver une égalité entre vecteurs d’espace préhilbertien. L’exercice qui suit en donne une illustration.
Exercice
On considère un espace euclidien ainsi qu’une famille de vecteurs de
Montrer que si est génératrice de alors l’endomorphisme
est bijectif.
Solution proposée (cliquer pour déplier / replier)
Observons que si alors :
ce qui impose (somme nulle de termes positifs) que pour tout Mais comme est génératrice de ceci entraîne que pour tout Ainsi et donc L’injectivité de est établie et sa bijectivité en découle (via le théorème du rang).
2 – Le théorème du supplémentaire orthogonal
On prouve ici le théorème énoncé dans le préambule de l’article.
Si vous préférez suivre la démonstration détaillée en vidéo, je vous renvoie au troisième épisode d’une séquence consacrée à l’étude des projecteurs :
Les hypothèses indiquent que est de dimension finie (condition réalisée, en particulier, si est lui-même de dimension finie). On peut donc considérer une base de et, tant qu’à faire, une base orthonormale de Bien entendu, désigne la dimension de
On veut prouver que c’est-à-dire que tout vecteur de peut s’écrire, de manière unique, comme la somme d’un vecteur de et d’un vecteur de
On raisonne par Analyse / Synthèse.
Partie « Analyse »
Soit Supposons que avec et
On peut exprimer dans la base :
puis effectuer le produit scalaire par pour tout :
Mais la famille est orthonormale et donc :
On a montré que si un couple convient, alors il s’agit nécessairement de :
En particulier, l’unicité d’une décomposition est prouvée. Il reste à établir son existence.
Partie « Synthèse »
Réciproquement, si l’on définit et par ces formules, alors d’évidence et Il reste juste à vérifier que
Vu que la famille engendre il suffit de prouver que pour tout
Or, c’est bien le cas :
Ceci termine la preuve.
3 – Projecteurs orthogonaux
D’une manière générale, lorsqu’un espace vectoriel se décompose en la somme directe de deux sous-espaces supplémentaires, disons on dispose du projecteur sur parallèlement à qu’on peut noter
Pour tout on sait qu’il existe un unique couple tel que Par définition est l’application de dans lui-même qui à associe
On vérifie aisément que :
- est linéaire (c’est un endomorphisme de
Tous ces résultats sont entièrement détaillés dans la vidéo ci-dessous, à laquelle on pourra se reporter si nécessaire :
Dans le cas particulier d’un espace préhilbertien réel et d’un sous-espace de dimension finie, on a vu plus haut que On peut donc considérer le projecteur sur parallèlement à , c’est-à-dire l’endomorphisme
C’est ce qu’on appelle le projecteur orthogonal sur qu’on note plutôt
Si est une base orthonormale de alors :
Ceci a été établi au cours de la preuve du théorème du supplémentaire orthogonal.
On en déduit, d’après la formule de Pythagore :
Par ailleurs, les vecteurs et sont orthogonaux (le premier appartient à tandis que le second appartient à , et donc, toujours avec la formule de Pythagore :
Plus généralement, pour tout vecteur on peut écrire :
et en déduire, vu que et :
En particulier :
avec égalité si, et seulement si, c’est-à-dire si
Autrement dit :
Théorème (projection orthogonale sur un SEV de dimension finie)
Etant donnés :
- un espace préhilbertien
- un sous-espace vectoriel de dimension finie,
- et un vecteur
la distance de à un vecteur (qui est mesurée par est minimale lorsque est le projeté orthogonal de sur En symboles :
et ce minimum est atteint, seulement pour
En outre, si est une base orthonormale de alors :
Ce résultat est fondamental, car il permet de traiter certains problèmes de recherche de minimum.
Par exemple, le calcul de :
peut être envisagé en considérant :
- l’espace des polynômes de degré inférieur ou égal à 3,
- le produit scalaire défini sur par :
- le sous-espace
- le polynôme
Ce calcul est traité en détail dans la fiche d’exercices n° 1 sur les produits scalaires (exercice n° 8).
4 – Orthogonal d’un hyperplan
Lorsque n’est plus supposé de dimension finie, la somme est encore directe, car si un vecteur appartient à il est orthogonal à lui-même donc nul. Cependant, l’égalité n’est plus vraie en général.
Nous allons examiner cette situation dans le cas particulier où est un hyperplan de (c’est-à-dire un sous-espace possédant une droite supplémentaire).
Si est de dimension finie, alors d’après le théorème du supplémentaire orthogonal démontré à la section 2 :
de sorte que est une droite vectorielle.
Que se passe-t-il si est de dimension infinie ? La proposition suivante répond à cette question :
Proposition 1
Pour tout hyperplan d’un espace préhilbertien de deux choses l’une :
- soit est une droite vectorielle,
- soit
En effet, supposons que et soit Fatalement, sans quoi serait orthogonal à lui-même donc nul.
Il en résulte que :
Avant de poursuivre, détaillons ce point …
On sait qu’il existe tel que En particulier, il existe et tels que Nécessairement, car sinon : contradiction ! On a donc :
Du coup, lorsqu’on décompose un quelconque vecteur sous la forme avec et on peut aussi écrire :
ce qui prouve que Finalement, on a bien :
Terminons maintenant la preuve.
Comme il est clair que
Inversement, si alors en décomposant sous la forme avec et on observe (en raison de la stabilité de par combinaison linéaire) que :
et donc c’est-à-dire Ainsi
Finalement, si n’est pas réduit à c’est une droite vectorielle.
La proposition 1 est démontrée.
Voyons maintenant deux exemples explicites, illustrant chacun l’une des deux possibilités.
On choisit pour l’espace vectoriel des applications continues de dans que l’on munit du produit scalaire défini par :
Exemple 1 : un hyperplan dont l’orthogonal est nul
Considérons le sous-ensemble de constitué des applications qui s’annulent en
est le noyau de la forme linéaire non nulle C’est donc un hyperplan de
Déterminons
Si alors :
On peut penser à choisir de la manière suivante : on fixe assez proche de 0 et l’on considère l’application continue qui coïncide avec sur et dont la restriction à est linéaire. On ferait ensuite tendre vers pour obtenir et conclure ainsi que
Voyons une méthode moins géométrique… mais plus rapide (et qui sera généralisée à l’exercice n° 9 de cette fiche) !
Considérons l’application
De toute évidence, et donc c’est-à-dire :
L’application est continue, positive et d’intégrale nulle, donc identiquement nulle (si nécessaire, consulter le corrigé de l’exercice n° 6 de cette fiche).
Ceci prouve que :
Mais comme est continue en on a aussi : Finalement, et l’on a prouvé que :
Exemple 2 : un hyperplan dont l’orthogonal est une droite
Considérons le sous-ensemble de constitué des applications dont l’intégrale sur est nulle.
est le noyau de la forme linéaire non nulle C’est donc un hyperplan de
Déterminons
Si alors :
Choisissons pour l’élément de obtenu en retranchant à sa valeur moyenne :
On a donc :
c’est-à-dire :
Arrêtons-nous un instant, car un rappel s’impose. Il s’agit de la célèbre …
Inégalité de Cauchy-Schwarz
Si est un espace préhilbertien, alors pour tout couple :
ou, si l’on préfère :
avec égalité si et seulement si la famille est liée.
Dans le présent contexte, l’inégalité (CS) prend la forme suivante.
Pour tout couple d’applications continues de dans :
On reconnait donc que correspond au cas d’égalité dans l’inégalité de Cauchy-Schwarz, pour le couple où désigne l’application constante
Il est donc nécessaire que la famille soit liée, ce qui (vu que n’est pas l’application nulle) signifie qu’il existe tel que
Autrement dit, la condition signifie simplement que est constante.
Réciproquement, il est facile de voir que toute application constante de dans appartient à
En définitive, est le sous-espace de constitué des applications constantes, c’est-à-dire la droite vectorielle engendrée par :
5 – Bi-orthogonal d’un sous-espace
Par définition, étant donné un espace préhilbertien et une partie de l’ensemble sera appelé le bi-orthogonal de (je ne suis pas certain que cette appellation soit tout à fait standard, mais peu importe).
est le sous-espace vectoriel formé des vecteurs qui sont orthogonaux à tous les éléments de Il est donc évident que :
Dans le cas où est de dimension finie et si est un sous-espace vectoriel, on peut appliquer deux fois le théorème du supplémentaire orthogonal. D’une part :
et d’autre part :
d’où en particulier :
Avec une inclusion et l’égalité des dimensions, on conclut donc que :
Proposition 2
Si est un sous-espace vectoriel d’un espace euclidien, alors :
Maintenant, si est de dimension infinie, cette égalité n’est pas vraie en général. Il suffit pour le voir de considérer l’exemple 1 de la section précédente. On a vu en effet que l’hyperplan vérifiait Par conséquent :
Il est cependant intéressant de noter que :
Proposition 3
Si est un espace préhilbertien et si est un sous-espace vectoriel de tel que alors
Manifestement, la proposition 3 prolonge la 2. Mais pour l’établir, plus moyen de faire intervenir la notion de dimension …
Considérons et décomposons-le sous la forme avec et
Alors car et est stable par différence. Donc et donc (vecteur orthogonal à lui-même, one more time …). Ceci prouve l’inclusion et donc l’égalité. La proposition 3 est établie.
Pour finir cette section, nous allons montrer que la réciproque de l’implication établie dans la proposition 3 est fausse. Il s’agit de trouver un exemple de sous-espace d’un espace préhilbertien vérifiant mais
Exemple 3 : un sous-espace vérifiant mais
Soit l’espace des applications continues de dans muni du produit scalaire défini par :
ainsi que les deux sous-espaces :
et
Vérifions que et que .
Il en résultera que :
Et pourtant :
puisque tous les éléments de s’annulent en
Si considérons l’application définie par :
Visiblement, et donc c’est-à-dire :
Ceci entraîne que est nulle sur autrement dit que Ainsi, et l’inclusion inverse est claire. Bref :
et l’on prouverait de même que :
6 – Sous-espaces fermés
Les pré-requis pour ce qui suit sont la notion de partie fermée d’un espace vectoriel normé et les trois propriétés suivantes :
- l’intersection de toute famille de fermés de est un fermé de
- si est une application continue, alors l’image réciproque par d’un fermé de est un fermé de
- une forme linéaire est continue si, et seulement s’il existe tel que
Soit un espace préhilbertien. Pour tout notons la forme linéaire définie par :
D’après l’inégalité de Cauchy-Schwarz :
ce qui prouve la continuité de Le noyau de est donc une partie fermée de (c’est plus précisément un hyperplan fermé, si toutefois Bien entendu, le noyau de est
Pour toute partie de on constate avec la définition de l’orthogonal que :
Ainsi, se présente comme l’intersection d’une famille de fermés et c’est donc un fermé de
En particulier, si un sous-espace de vérifie alors est fermé dans Nous allons maintenant voir, à l’aide d’un contre-exemple, que la réciproque est fausse.
Exemple 4 : un sous-espace fermé qui ne coïncide pas avec son bi-orthogonal
On revient à l’espace des applications continues de dans muni du produit scalaire défini par :
On fixe un réel et l’on pose :
est un hyperplan car c’est le noyau de la forme linéaire non nulle
En outre est continue puisque, pour tout et d’après l’inégalité de Cauchy-Schwarz :
Par conséquent, est fermé dans Déterminons son orthogonal.
Soit Pour tout considérons définie par :
En bleu ciel, le graphe de , en rouge celui de
Manifestement et donc :
Or, pour tout on a :
et donc :
d’où il résulte que :
En passant à la limite dans on obtient donc ce qui prouve que est identiquement nulle sur
Maintenant, notons et posons :
est la valeur moyenne de sur .
Alors et donc c’est-à-dire :
ou encore, compte tenu de la nullité de sur :
On reconnaît (comme pour l’exemple 2 plus haut) le cas d’égalité dans l’inégalité de Cauchy-Schwarz, pour le couple formé par les restrictions à de et Ces restrictions sont donc linéairement dépendantes : autrement dit, est constante sur
Par continuité de en on voit que , et finalement :
En particulier :
7 – Un mot sur les espaces de Hilbert
Soit un espace vectoriel normé réel (pour ne pas sortir trop du contexte de cet article, on reste dans le champ réel, mais ce qui suit s’applique aussi bien aux espaces vectoriels normés sur le corps des nombres complexes).
La norme en vigueur sur sera notée
Une suite de vecteurs de est dite convergente lorsqu’il existe un vecteur tel que :
c’est-à-dire :
Cette même suite est dite de Cauchy lorsque :
Il est facile de voir que toute suite convergente est de Cauchy, mais la réciproque est fausse en général.
Il existe cependant des espaces normés dans lesquels toute suite de Cauchy est convergente : ce sont les espaces normés complets, aussi appelés espaces de Banach, en l’honneur du mathématicien polonais Stefan BANACH (1892 – 1945).
Quant aux espaces préhilbertiens complets, ils sont appelés espaces de Hilbert, en l’honneur, cette fois, du mathématicien allemand David HILBERT (1862 – 1943).
Les espaces complets jouent un rôle très important en analyse. Sans entrer dans les détails, on peut dans un tel espace prouver la convergence d’une suite sans avoir la moindre idée de sa limite (en se contentant de vérifier le critère de Cauchy ci-dessus). Ceci explique en partie l’importance de cette notion.
Pour en savoir plus sur les suites de Cauchy, on peut consulter cet article.
Nous avons vu, pour tout espace préhilbertien et tout sous-espace les implications suivantes :
Les réciproques des implications et sont fausses, comme l’ont montré l’exemple 3 et l’exemple 4 plus haut. Cependant, on a le :
Théorème
Si est un sous-espace complet de alors l’assertion est vraie.
Ceci généralise l’énoncé donné dans le préambule de cet article (puisque, dans tout espace préhilbertien, les sous-espaces de dimension finie sont complets).
Les assertions et sont donc équivalentes dans le cas où est un espace de Hilbert.
Pour voir cela, on commence par établir le :
Théorème (projection orthogonale sur un convexe fermé dans un espace de Hilbert)
Soit un espace de Hilbert et soit une partie non vide de convexe et fermée. Alors, pour tout il existe un unique tel que :
En outre, ce vecteur est caractérisé (parmi tous les vecteurs de par la condition :
Cette condition s’interprète géométriquement en disant que l’angle entre les vecteurs et est obtus, quel que soit .
Vous trouverez une démonstration de ce résultat dans l’article consacré aux suites de Cauchy et aux espaces complets.
Bien entendu, un sous-espace vectoriel de est une partie non vide et convexe. On peut donc affirmer que si est un sous-espace complet de alors pour tout le vecteur dont le théorème ci-dessus donne l’existence et l’unicité, vérifie pour tout :
Après élévation au carré et simplification :
Notons Si était non nul, on aurait :
et donc changerait de signe en Ce n’est pas le cas !
Ainsi pour tout autrement dit :
Il en résulte que et le théorème du supplémentaire orthogonal pour un sous-espace complet d’un espace préhilbertien, est établi.
Vos questions ou remarques sont les bienvenues. Vous pouvez laisser un commentaire ci-dessous ou bien passer par le formulaire de contact.