Si vous souhaitez vous entraîner en cherchant des exercices sur l’indépendance linéaire, sachez qu’une fiche consacrée à ce thème est disponible ici.
1 – Quelques rappels, vite fait
On va parler un peu d’algèbre linéaire, c’est-à-dire de cette partie des mathématiques qui traite, dans les grandes lignes, des espaces vectoriels et des applications linéaires.
Mise en garde : Cette section vise à rappeler quelques points fondamentaux concernant les espaces vectoriels. Elle ne saurait se substituer à un cours, car beaucoup de détails sont omis.
- toute famille réduite à un seul vecteur non nul est libre
- toute famille comportant le vecteur nul est liée (c’est-à-dire : non libre)
- toute sous-famille d’une famille libre est libre
- une famille est libre si, et seulement si, aucun des vecteurs qui la composent n’est combinaison linéaire des autres
la famille est une base de . C’est la base canonique de , l’adjectif “ canonique ” signifiant ici “ standard ” ou “ naturelle ”. On peut prouver que, dans un espace vectoriel de dimension , toute famille libre est composée d’au plus vecteurs. Il s’ensuit que si l’on peut exhiber des familles libres de cardinal arbitrairement grand, alors l’espace vectoriel ambiant n’est pas de dimension finie : on dit qu’il est de dimension infinie. Un exemple, parmi tant d’autres : l’espace de toutes les suites à termes dans . Cet espace est de dimension infinie; car si l’on note la suite dont tous les termes sont nuls, à l’exception du ème qui vaut 1, alors pour tout , la famille est libre.
Une question importante, dans divers contextes, consiste à reconnaître si une famille de vecteurs donnée est libre (ou non). Le but de cet article est de rassembler quelques unes des principales méthodes que l’on peut utiliser pour cela.
2 – Appliquer la définition !
Exemple 1
Commençons par quelque chose de très simple. Plaçons-nous dans le espace vectoriel et considérons les vecteurs et .
Pour savoir si la famille est libre, donnons-nous deux réels et tels que soit égal au vecteur nul de , à savoir le couple .
Cette condition équivaut au système :
qui conduit immédiatement à . La famille est donc libre. Ajoutons que cette famille est en fait une base de , ce qu’on peut vérifier d’au moins deux façons :
- soit en prouvant directement que c’est une famille libre (c’est fait) et génératrice de (exercice pour le lecteur 🙂 ),
- soit en constatant qu’elle est libre et composée de 2 vecteurs, ce qui permet de conclure puisque .
Exemple 2
Considérons un espace vectoriel et trois vecteurs , et de , linéairement indépendants.
La famille est-elle libre pour tout scalaire ou bien cela dépend-il de la valeur de ce paramètre ?
Pour le savoir, donnons-nous tels que :
En regroupant différemment les termes, cette condition prend la forme :
La famille étant libre, ceci impose :
D’après , on a , d’où en reportant dans . En injectant ces deux relations dans , il vient . Par conséquent, deux cas se présentent…
- Si , alors . En reportant dans , on voit que . En reportant ensuite dans , on obtient . La famille est donc libre.
- Si , on constate que est liée puisque :
Si , cette dernière condition équivaut à . Et si , elle équivaut à .
3 – Raisonner par récurrence
Exemple 1
Pour tout , notons l’application de dans définie par :
et vérifions que la famille est libre dans l’espace de toutes les applications de dans lui-même. Pour cela, raisonnons par récurrence. Il est clair que la famille réduite à est libre (puisque n’est pas l’application nulle). Supposons (hypothèse de récurrence) que est une famille libre pour un certain , et montrons alors qu’il en va de même pour . Pour cela, considérons des réels tels que :
(ce dernier symbole 0 désignant bien entendu le vecteur nul de , c’est-à-dire l’application nulle de dans ). Autrement dit, supposons que :
En dérivant cette relation, il vient :
c’est-à-dire :
L’hypothèse de récurrence permet d’affirmer que pour tout , ce qui revient à dire que pour tout . En reportant ceci dans , on voit aussitôt que . Finalement, les réels sont tous nuls, comme souhaité. Le résultat que nous venons d’établir est à la base de la célèbre méthode d’identification polynomiale. Voir à ce sujet les deux articles (de niveau lycée) : Comment factoriser un polynôme et Deux théorèmes sur les polynômes
Exemple 2
Pour tout , notons l’application de dans lui-même définie par :
et montrons que si sont des réels deux à deux distincts, alors la famille est libre. Pour cela, procédons par récurrence (une autre preuve est donnée à la section 4). La propriété est évidente pour . Supposons-la établie pour un certain rang . Soient alors des réels distincts (on ne perd rien à les supposer rangés dans l’ordre croissant). Si sont tels que :
alors, pour tout :
d’où, en particulier :
(1)
car si une fonction affine est nulle sur un intervalle non trivial, alors son coefficient directeur est nul ! De même, pour tout :d’où, en particulier :
(2)
D’après (1) et (2), on voit que . On invoque alors l’hypothèse de récurrence pour conclure que .Exemple 3
E désigne à nouveau un espace vectoriel. Considérons un endomorphisme de , c’est-à-dire une application linéaire de dans lui-même.
Rappelons qu’un scalaire est appelé une valeur propre de s’il existe un vecteur tel que .
Un tel vecteur est appelé un vecteur propre pour l’endomorphisme .
Nous allons établir le résultat suivant :
Raisonnons par récurrence sur le nombre de vecteurs propres.
Pour , c’est réglé puisqu’un vecteur propre étant non nul par définition, il constitue à lui seul une famille libre.
Supposons maintenant la propriété établie au rang , pour un certain , et considérons des vecteurs propres pour , associés à des valeurs propres deux à deux distinctes.
Soient des scalaires tels que
Proposition 1
Si sont des vecteurs propres pour un endomorphisme , respectivement associés à des valeurs propres deux à deux distinctes, alors la famille est libre.
En appliquant , il vient (par linéarité) :
c’est-à-dire :
En multipliant par puis en soustrayant l’égalité obtenue de , on obtient :
La famille étant libre (par hypothèse de récurrence), il vient :
mais comme pour tout , on voit que :
En ré-injectant ceci dans , on voit aussitôt que et donc . Bref, on a montré que la famille est libre, ce qui termine la preuve. Nous utiliserons ce résultat à la section 6.
4 – Raisonner par l’absurde
Exemple 1
Visitons à nouveau l’exemple 2 de la section précédente. Soient définies par :
où sont des réels deux à deux distincts. Si la famille était liée, il serait possible d’exprimer l’une des (disons , quitte à renuméroter) comme combinaison linéaire des autres. Il existerait donc des réels tels que :
Comme chacune des , pour , est dérivable en , il en va de même pour . Mais n’est pas dérivable en : contradiction ! On a prouvé, par l’absurde, que la famille est libre.
Exemple 2
Soient deux à deux distincts et des applications de dans .
On suppose que, pour chaque , est bornée au voisinage de tout point, mais non bornée au voisinage de .
Dans ces conditions, la famille est libre.
En effet, dans le cas contraire, on aurait (quitte à renuméroter) égalité entre (qui est non bornée au voisinage de ) et une certaine combinaison linéaire de (qui est bornée au voisinage de , vu que le sont toutes).
Dans l’exemple 1, le propriété était [ être dérivable en ] et dans l’exemple 2, il s’agissait de [ être bornée au voisinage de ].
On peut généraliser …
Soient des vecteurs d’un espace vectoriel . Supposons que l’on mette la main sur des propriétés portant chacune sur les vecteurs de et telles que :
- Pour tout , vérifie si, et seulement si,
- Pour tout , si des vecteurs de vérifient alors toute combinaison linéaire de ceux-ci vérifient aussi
5 – Evaluer en des points bien choisis
Cette section concerne exclusivement le cas d’une famille d’applications (sans quoi, on ne voit pas très bien ce que signifierait “ évaluer ”).Exemple 1
Ce premier exemple est totalement anecdotique. Son seul intérêt est d’illustrer l’idée générale suivante :
Considérons les trois applications définies sur par :
On peut parfois montrer l’indépendance linéaire de n applications et partant d’une combinaison linéaire nulle de celles-ci et en l’évaluant en n points, ce qui conduit à un système linéaire et homogène de n équations à n inconnues (les coefficients de la combinaison linéaire)
S’il est possible de choisir les points d’évaluation de telle sorte que le système obtenu soit de Cramer, alors les coefficients sont nécessairement tous nuls, ce qui prouve que la famille est libre.
et vérifions que la famille est libre. Soient tels que , c’est-à-dire :
La présence du quantificateur universel nous autorise à choisir librement la valeur de . En choisissant , puis et enfin , on obtient le système :
qui donne aussitôt .
Exemple 2
Cet exemple et le suivant sont nettement moins anecdotiques…
Etant donnés deux à deux distincts, les polynômes définis par :
forment une famille libre (et donc une base de , appelée « base de Lagrange » relative aux points d’interpolation ). En effet, si vérifient :
alors, l’évaluation en donne, pour tout :
or
et donc :
Exemple 3
L’exemple que voici est étroitement lié au précédent.
On se donne à nouveau réels tous distincts et l’on définit des formes linaires sur l’espace par :
Autrement dit : est la forme linéaire “ évaluation en ”. Montrons que la famille est libre et qu’il s’agit donc d’une base de l’espace des formes linéaires sur , le fameux dual de . Soient donc des réels tels que :
(ce dernier symbole 0 désignant bien entendu la forme linéaire nulle sur ). En évaluant en , on trouve :
c’est-à-dire :
et l’on termine comme à l’exemple 2.
6 – Penser à des vecteurs propres
Pour établir que des vecteurs sont linéairement indépendants, il suffit de les reconnaître comme des vecteurs propres pour un certain endomorphisme, associés à des valeurs propres toutes distinctes. Ceci résulte de la proposition 1 de la section 3 (exemple 3). Donnons trois exemples…Exemple 1
Etant donné et , posons pour tout :
Le déterminant, relativement à la base canonique de , de la famille est non nul; on reconnaît en effet le déterminant de Vandermonde
et donc , ce qui prouve que est libre. Mais on peut aussi considérer l’endomorphisme de canoniquement associé à la matrice :
et constater que :
ce qui prouve que est une famille de vecteurs propres pour , associés à des valeurs propres toutes distinctes (à savoir : les racines èmes de l’unité), d’où le résultat.
Exemple 2
Notons l’espace des applications indéfiniment dérivables de dans lui-même.
Si sont deux à deux distincts, alors les applications sont linéairement indépendantes, car ce sont des vecteurs propres pour l’endomorphisme de dérivation, associés à des valeurs propres toutes distinctes.
Exemple 3
Dans le même style, si sont deux à deux distincts, alors les applications sont linéairement indépendantes.
En effet, il s’agit cette fois de vecteurs propres pour l’endomorphisme de double-dérivation, associés à des valeurs propres toutes distinctes (les nombres , pour ).
7 – Reconnaître des vecteurs orthogonaux
Proposition 2
Dans un espace vectoriel réel E muni d’un produit scalaire, toute famille de vecteurs non nuls et deux à deux orthogonaux est libre.
Etant donnés tels que :
il suffit d’effectuer le produit scalaire de chaque membre par pour obtenir :
c’est-à-dire :
Un vecteur non nul étant de norme non nulle, il reste que :
ce qui établit le résultat annoncé.
Exemple 1
Posons, pour tout :
et montrons que, pour tout , la famille est libre. On peut considérer les comme vecteurs de l’espace des applications continues de dans , que l’on notera simplement . Cet espace peut être muni du produit scalaire défini par :
De toute évidence, les sont non nulles. Si l’on montre qu’elles sont deux à deux orthogonales (au sens du produit scalaire ci-dessus), il suffira pour conclure d’appliquer la proposition 2. Soient donc deux entiers naturels distincts. On calcule :
Comme , alors et donc :
Exemple 2
On reprend ici les notations des exemples 2 et 3 de la section 5. Munissons du produit scalaire défini par :
L’application est clairement bilinéaire et symétrique. De plus, pour tout :
avec égalité si, et seulement si, pour tout . Mais alors possède au moins racines, ce qui impose . On a donc bien affaire à un produit scalaire. En outre, pour tout :
Ceci montre que la famille est orthonormale, donc libre.
8 – Utiliser des propriétés locales
Lorsqu’il s’agit de prouver l’indépendance linéaire d’une famille de fonctions numériques, il est parfois judicieux de faire intervenir leur comportement asymptotique au voisinage de tel ou tel point. Pour terminer cet article, illustrons cette idée par deux exemples.Exemple 1
Considérons les applications définies sur par :
et soient tels que . Utilisons les développements limités de et au voisinage de 0 et à l’ordre 3 :
Par unicité du développement limité en un point, on obtient le système :
qui se résout facilement et donne . La famille est donc libre.
Si cette méthode conduit, sur un exemple similaire, à un système qui n’est pas de Cramer, cela ne signifie pas pour autant que la famille étudiée est liée (mais seulement que les polynômes correspondant aux parties régulières des développements sont linéairement dépendants).
Exemple 2
Une autre idée consiste à classer (si possible) les fonctions de la famille considérée par ordre de prépondérance croissante (ou décroissante) au voisinage d’un point. Considérons des fonctions telles que :
Il est facile de prouver que la famille est libre. En effet, si sont tels que :
alors, en divisant chaque membre par (on suppose pour simplifier que les ne s’annulent pas) puis en faisant tendre vers , on obtient . Ceci permet, en raisonnant par récurrence, de prouver en cascade la nullité de chacun des . Cette procédure convient par exemple si sont des couples deux à deux distincts de réels et, pour tout :
En classant les couples selon l’ordre lexicographique, on classe les fonctions selon leur prépondérance relative au voisinage de , ce qui permet de conclure que est libre.