

Si vous souhaitez vous entraîner en cherchant des exercices sur l’indépendance linéaire, sachez qu’une fiche consacrée à ce thème est disponible ici.
Je vous signale aussi cet article, consacré au calcul de la dimension d’un espace vectoriel, ainsi que trois vidéos qui portent sur ce thème :
Un fiche d’exercice cible également ces questions.
1 – Quelques rappels, vite fait
On va parler un peu d’algèbre linéaire, c’est-à-dire de cette partie des mathématiques qui traite, dans les grandes lignes, des espaces vectoriels et des applications linéaires.
Mise en garde : Cette section vise à rappeler quelques points fondamentaux concernant les espaces vectoriels. Elle ne saurait se substituer à un cours, car beaucoup de détails sont omis.
Etant donné un espace vectoriel sur le corps
, une famille
de vecteurs de
est dite libre lorsque la seule façon d’obtenir le vecteur nul (noté
) en combinant linéairement
consiste à choisir tous les coefficients nuls.
Autrement dit, est libre lorsque :
On démontre aisément les propriétés suivantes :
- toute famille réduite à un seul vecteur non nul est libre
- toute famille comportant le vecteur nul est liée (c’est-à-dire : non libre)
- toute sous-famille d’une famille libre est libre
- une famille est libre si, et seulement si, aucun des vecteurs qui la composent n’est combinaison linéaire des autres
On dit aussi que des vecteurs formant une famille libre sont linéairement indépendants.
Cette notion et celle d’engendrement ne peuvent pas être dissociées l’une de l’autre :
Une famille de vecteurs de
est dite génératrice de E lorsque tout vecteur de
s’exprime comme combinaison linéaire des
, pour
.
Si une telle famille existe, on dit que est “ de dimension finie ”. On peut alors prouver l’existence de bases de
, c’est-à-dire des familles simultanément libres et génératrices de
. En outre, toutes les bases sont constituées d’un même nombre de vecteurs : ce “ cardinal ” commun à toutes les bases est appelé la dimension de
et noté
Le prototype d’espace vectoriel de dimension est
, c’est-à-dire l’espace des
uplets de scalaires. Il est en effet évident qu’en posant :
la famille
On peut prouver que, dans un espace vectoriel de dimension , toute famille libre est composée d’au plus
vecteurs. Il s’ensuit que si l’on peut exhiber des familles libres de cardinal arbitrairement grand, alors l’espace vectoriel ambiant n’est pas de dimension finie : on dit qu’il est de dimension infinie. Un exemple, parmi tant d’autres : l’espace
de toutes les suites à termes dans
. Cet espace est de dimension infinie; car si l’on note
la suite dont tous les termes sont nuls, à l’exception du
ème qui vaut
, alors pour tout
, la famille
est libre.
Une question importante, dans divers contextes, consiste à reconnaître si une famille de vecteurs donnée est libre (ou non). Le but de cet article est de rassembler quelques unes des principales méthodes que l’on peut utiliser pour cela.
2 – Appliquer la définition !
Exemple 1
Commençons par quelque chose de très simple. Plaçons-nous dans le espace vectoriel
et considérons les vecteurs
et
.
Pour savoir si la famille est libre, donnons-nous deux réels
et
tels que
soit égal au vecteur nul de
, à savoir le couple
.
Cette condition équivaut au système :
qui conduit immédiatement à . La famille
est donc libre.
Ajoutons que cette famille est en fait une base de , ce qu’on peut vérifier d’au moins deux façons :
- soit en prouvant directement que c’est une famille libre (c’est fait) et génératrice de
(exercice pour le lecteur 🙂 ),
- soit en constatant qu’elle est libre et composée de 2 vecteurs (ce qui permet de conclure puisque
).
Exemple 2
Considérons un espace vectoriel
et trois vecteurs
,
et
de
, linéairement indépendants.
La famille est-elle libre pour tout scalaire
ou bien cela dépend-il de la valeur de ce paramètre ?
Pour le savoir, donnons-nous tels que :
En regroupant différemment les termes, cette condition prend la forme :
La famille
D’après
En injectant ces deux relations dans , il vient
. Par conséquent, deux cas se présentent…
- Si
, alors
. En reportant dans
, on voit que
. En reportant ensuite dans
, on obtient
. La famille
est donc libre.
- Si
, on constate que
est liée puisque :
On peut donc conclure :
Si
Et si , elle équivaut à
.
3 – Raisonner par récurrence
Exemple 1
Pour tout , notons
l’application de
dans
définie par :
et vérifions que la famille
Pour cela, raisonnons par récurrence. Il est clair que la famille réduite à est libre (puisque
n’est pas l’application nulle).
Supposons (hypothèse de récurrence) que, pour un certain ,
est une famille libre et montrons alors qu’il en va de même pour
.
Pour cela, considérons des réels tels que :
(ce dernier symbole 0 désignant bien entendu le vecteur nul de
Autrement dit, supposons que :
En dérivant cette relation, il vient :
c’est-à-dire :
L’hypothèse de récurrence permet d’affirmer que
En reportant ceci dans , on voit aussitôt que
. Finalement, les réels
sont tous nuls, comme souhaité.
Le résultat que nous venons d’établir est à la base de la célèbre “ méthode d’identification polynomiale ”. On pourra parcourir à ce sujet les deux articles (de niveau lycée) : Comment factoriser un polynôme et Deux théorèmes sur les polynômes
Exemple 2
Pour tout , notons
l’application de
dans lui-même définie par :
et montrons que si
La propriété est évidente pour . Supposons-la établie pour un certain rang
. Soient alors
des réels distincts (on ne perd rien à les supposer rangés dans l’ordre croissant). Si
sont tels que :
alors, pour tout
d’où, en particulier :
(1)
car si une fonction affine est nulle sur un intervalle non trivial, alors son coefficient directeur est nul !
De même, pour tout :
d’où, en particulier :
(2)
D’après (1) et (2), on voit que
Exemple 3
E désigne à nouveau un espace vectoriel.
Considérons un endomorphisme de
, c’est-à-dire une application linéaire de
dans lui-même.
Rappelons qu’un scalaire est appelé une valeur propre de
s’il existe un vecteur
tel que
.
Un tel vecteur est appelé un vecteur propre pour l’endomorphisme
.
Nous allons établir le résultat suivant :
Proposition 1
Si sont des vecteurs propres pour un endomorphisme
, respectivement associés à des valeurs propres
deux à deux distinctes, alors la famille
est libre.
Raisonnons par récurrence sur le nombre de vecteurs propres.
Pour , c’est réglé puisqu’un vecteur propre étant non nul par définition, il constitue à lui seul une famille libre.
Supposons maintenant la propriété établie au rang , pour un certain
, et considérons des vecteurs propres
pour
, associés à des valeurs propres
deux à deux distinctes.
Soient des scalaires tels que
En appliquant
c’est-à-dire :
En multipliant
La famille
mais comme
En ré-injectant ceci dans
Bref, on a montré que la famille est libre, ce qui termine la preuve.
Nous utiliserons ce résultat à la section 6.
4 – Raisonner par l’absurde
Exemple 1
Visitons à nouveau l’exemple 2 de la section précédente. Soient définies par :
où
Si la famille était liée, il serait possible d’exprimer l’une des
comme combinaison linéaire des autres. Quitte à renuméroter, supposons qu’il s’agisse de
; autrement dit, qu’il existe des réels
tels que :
Comme chacune des
On a prouvé, par l’absurde, que est libre.
Exemple 2
Considérons à nouveau des réels deux à deux distincts, ainsi que des applications
de
dans
.
On suppose que, pour chaque ,
est bornée au voisinage de tout point, mais non bornée au voisinage de
.
Dans ces conditions, la famille est libre.
En effet, dans le cas contraire, on aurait (quitte à renuméroter) égalité entre (qui est non bornée au voisinage de
) et une certaine combinaison linéaire de
(qui est bornée au voisinage de
, vu que
le sont toutes).
On peut généraliser …
Soient des vecteurs d’un
espace vectoriel
. Supposons que l’on mette la main sur des propriétés
portant chacune sur les vecteurs de
et telles que :
- Pour tout
,
vérifie
si, et seulement si,
- Pour tout
, si des vecteurs de
vérifient
alors toute combinaison linéaire de ceux-ci vérifient aussi
On peut alors voir, en suivant le même schéma de preuve qu’aux deux exemples précédents, que est libre.
Dans l’exemple 1, le propriété était [ être dérivable en
] et dans l’exemple 2, il s’agissait de [ être bornée au voisinage de
].
5 – Evaluer en des points bien choisis
Cette section concerne exclusivement le cas d’une famille d’applications (sans quoi, on ne voit pas très bien ce que signifierait “ évaluer ”).
Exemple 1
Ce premier exemple est totalement anecdotique. Son seul intérêt est d’illustrer l’idée générale suivante :
On peut parfois montrer l’indépendance linéaire de n applications et partant d’une combinaison linéaire nulle de celles-ci et en l’évaluant en n points, ce qui conduit à un système linéaire et homogène de n équations en les n coefficients de la combinaison linéaire.S’il est possible de choisir les points d’évaluation de telle sorte que le système obtenu soit de Cramer, alors les coefficients sont nécessairement tous nuls, ce qui prouve que la famille est libre.
Considérons les trois applications définies sur
par :
et vérifions que la famille est libre.
Soient tels que
, c’est-à-dire :
La présence du quantificateur universel nous autorise à choisir pour
En choisissant , puis
et enfin
, on obtient le système :
qui donne aussitôt
Exemple 2
Cet exemple et le suivant sont nettement moins anecdotiques…
Etant donnés réels
deux à deux distincts, les
polynômes
définis par :
Concernant l’interpolation de Lagrange, je vous invite à visionner cette vidéo, sur la chaîne associée au Blog Math-OS.
Exemple 3
L’exemple que voici est étroitement lié au précédent.
On se donne à nouveau réels
tous distincts et l’on définit des formes linaires
sur l’espace
par :
Montrons que la famille est libre (et qu’il s’agit donc d’une base de l’espace
des formes linéaires sur
, le fameux “ dual ” de
).
Soient donc des réels tels que :
(ce dernier symbole 0 désignant bien entendu la forme linéaire nulle sur
En évaluant en , on trouve :
c’est-à-dire :
et on termine comme à l’exemple 2.
6 – Penser à des vecteurs propres
D’après la proposition 1 de la section 3 (exemple 3), il suffit, pour établir que des vecteurs sont linéairement indépendants, de les reconnaître comme des vecteurs propres pour un certain endomorphisme, associés à des valeurs propres toutes distinctes.
Donnons trois exemples…
Exemple 1
Etant donné et
, posons pour tout
:
Le déterminant, relativement à la base canonique de
et donc
Mais on peut aussi considérer l’endomorphisme de
canoniquement associé à la matrice :
et constater que :
ce qui prouve que
Exemple 2
Notons l’espace des applications indéfiniment dérivables de
dans lui-même.
Si sont deux à deux distincts, alors les applications
sont linéairement indépendantes, car ce sont des vecteurs propres pour l’endomorphisme de dérivation, associés à des valeurs propres toutes distinctes.
Exemple 3
Dans le même style, si sont deux à deux distincts, alors les applications
sont linéairement indépendantes.
En effet, il s’agit cette fois de vecteurs propres pour l’endomorphisme de double-dérivation, associés à des valeurs propres toutes distinctes (les nombres , pour
).
7 – Reconnaître des vecteurs orthogonaux
Proposition 2
Dans un espace vectoriel réel E muni d’un produit scalaire, toute famille de vecteurs non nuls et deux à deux orthogonaux est libre.
Cette propriété se démontre aisément :
Soient tels que :
Etant donnés
il suffit d’effectuer le produit scalaire de chaque membre par
c’est-à-dire :
Un vecteur non nul étant de norme non nulle, il reste que :
ce qui établit le résultat annoncé.
Exemple 1
Posons, pour tout :
et montrons que, pour tout
Cet espace est classiquement muni d’un produit scalaire, défini par :
De toute évidence, les
Soient donc deux entiers naturels distincts. On calcule :
Comme
Exemple 2
On reprend ici les notations des exemples 2 et 3 de la section 5. Munissons du produit scalaire défini par :
L’application
avec égalité si, et seulement si,
Ceci montre que la famille
8 – Utiliser des propriétés locales
Lorsqu’il s’agit de prouver l’indépendance linéaire d’une famille de fonctions numériques, il est parfois judicieux de faire intervenir leur comportement asymptotique au voisinage de tel ou tel point. Pour terminer cet article, illustrons cette idée par deux exemples.
Exemple 1
Considérons les applications définies sur
par :
et soient
Utilisons les développements limités de et
au voisinage de 0 et à l’ordre 3 :
Par unicité du développement limité en un point, on obtient le système :
qui se résout facilement et donne
Si cette méthode conduit, sur un exemple similaire, à un système qui n’est pas de Cramer, cela ne signifie pas pour autant que la famille étudiée est liée (mais seulement que les polynômes correspondant aux parties régulières des développements sont linéairement dépendants).

Exemple 2
Une autre idée consiste à classer (si possible) les fonctions de la famille considérée par ordre de prépondérance croissante (ou décroissante) au voisinage d’un point. Considérons des fonctions tels que :
Il est alors facile de prouver que la famille
En effet, si sont tels que :
alors, en divisant chaque membre par
Cette procédure convient par exemple si sont des couples deux à deux distincts de réels et, pour tout
:
En classant les couples
Je vous remercie de m’avoir lu et j’espère que cet article vous sera utile !
Je vous rappelle qu’une première fiche d’exercices sur l’indépendance linéaire est disponible ici.
N’hésitez pas à poster un commentaire !
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