Prouver qu’un espace vectoriel est la somme directe de deux (ou plusieurs) sous-espaces est une question omniprésente dans le programme d’algèbre linéaire des deux premières années d’enseignement supérieur scientifique. Elle se traite généralement en raisonnant par analyse-synthèse.
Cet article tâchera de faire le point sur cette question, en partant de zéro (ou presque).
1 – Quelques rappels de cours
Dans ce qui suit, et désignent respectivement un corps et un espace vectoriel.
Le plus souvent, ou Plus rarement, ou (avec premier).
Définition 1
Etant donnés deux sous-espaces vectoriels et de , on note :
On dit que est la somme des deux sous-espaces et .
On vérifie aisément que est un sous-espace vectoriel de .
Il ne faut pas confondre avec qui, en général, n’est pas un sous-espace vectoriel. Il est cependant facile de voir que est le sous-espace engendré par (preuve en annexe).
Comme le montre l’exemple qui suit, il faut s’attendre à ce qu’un vecteur puisse généralement s’exprimer de plusieurs manières sous la forme avec et .
Exemple
Considèrons le espace vectoriel et ses deux sous-espaces :
et
On constate que, pour tout :
ce qui montre l’existence d’une infinité de décompositions du vecteur nul de comme somme d’un vecteur de et d’un vecteur de .
Ceci nous conduit naturellement à la définition suivante :
Définition 2
On conserve les notations introduites plus haut.
La somme est dite directe lorsque tout vecteur peut s’exprimer d’une seule façon sous la forme avec et .
On note alors .
Il faut bien voir que désigne exactement le même objet mathématique que , mais avec l’information supplémentaire ( 🙂 jeu de mots) indiquée dans la définition ci-dessus.
Proposition (caractérisation d’une somme directe)
Etant donnés deux sous-espaces et de , les trois assertions suivantes sont équivalentes :
- La somme est directe
- Pour tout , si alors
Preuve (cliquer pour déplier / replier)
Si , alors peut s’exprimer comme la somme d’un vecteur de et d’un vecteur de comme ceci :
et comme cela :
Mais en raison de l’hypothèse (1), ces deux écritures sont confondues et donc . Ceci prouve que et l’inclusion réciproque est triviale.
Soit tel que . On observe que :
(car est stable par combinaison linéaire et, a fortiori, par passage à l’opposé) et donc .
Il en résulte (d’après (2)) que .
Soient et tels que .
Alors et comme et , il résulte de l’hypothèse (3) que .
Moralité : , et l’on a prouvé que la somme est directe.
Lorsque deux sous-espaces et de sont en somme directe, il se peut que cette somme directe soit égale à tout entier … ou pas !
Définition 3
Deux sous-espace et de sont dits supplémentaires lorsque :
ce qui signifie que tout vecteur de peut s’exprimer, de manière unique, comme la somme d’un vecteur de et d’un vecteur de .
A priori, la preuve d’une égalité du type doit comporter trois points :
- Point 0 : prouver que .
- Point 1 : prouver que .
- Point 2 : prouver que la somme est directe.
Mais le point 0 est sans objet ! En effet, l’inclusion est évidente puisque sont des sous-espaces de ,
Il ne reste donc que deux points, le second pouvant être reformulé grâce à la proposition démontrée plus haut :
- Point 1 : prouver que .
- Point 2 : prouver que .
Le premier point soulève généralement une difficulté spécifique …
On doit en effet se donner un vecteur quelconque et prouver l’existence de vecteurs et tels que . Mais selon le contexte, il peut ne pas être évident d’aller dénicher deux tels vecteurs et …
Cependant, puisqu’au final il doit exister (pour un donné) un unique couple vérifiant , il doit y avoir un moyen de lui mettre la main dessus sans avoir à jouer aux devinettes !
Ce moyen est un mode de raisonnement très courant, que nous allons maintenant décrire : le raisonnement par analyse-synthèse.
2 – Principe de preuve par analyse-synthèse
Afin de déterminer les solutions d’un certain problème, on procède de la manière suivante …
Dans un premier temps, on cherche des conditions nécessairement vérifiées par une éventuelle solution.
Si ces conditions sont suffisamment contraignantes, on débouche sur un ensemble assez petit (peut-être fini) de solutions possibles (ou « candidates ») … Cette première partie est appelée « l’analyse » ou « la recherche d’une condition nécessaire ».
Mais attention, rien ne dit à ce stade que ces solutions possibles sont des solutions effectives ! Il se pourrait même que le problème en question ne possède aucune solution.
Pour le savoir, on doit examiner les solutions candidates et déterminer, pour chacune d’elles, s’il s’agit d’une solution effective ou bien si elle doit être écartée. Cette seconde partie est appelée « la synthèse » ou « la recherche d’une condition suffisante ».
Remarque
Si les termes « condition nécessaire » et « condition suffisante » vous paraissent confus, le remède est simple ! Allez donc jeter un coup d’œil à cet article de vulgarisation.
Pour caricaturer le raisonnement par analyse-synthèse, il m’arrive de raconter l’exemple (farfelu) suivant à mes étudiants : imaginez qu’on vous demande de prouver l’existence, dans votre appartement, d’une canette de bière bien fraîche !
Une approche pas très futée consisterait à visiter systématiquement tout l’appartement : l’entrée, le séjour, les chambres à coucher, la salle de bain, etc … jusqu’à ce que vous mettiez la main sur cette fameuse canette.
Il semble judicieux de procéder autrement : si votre appartement abrite effectivement une canette de bière bien fraîche, alors celle-ci doit nécessairement se trouver au réfrigérateur (analyse).
Maintenant, il suffit de filer tout droit dans la cuisine, d’ouvrir la porte du frigo et … de trouver la canette qui nous y attend bien sagement (synthèse).
Nous allons appliquer ce mode de raisonnement au problème particulier qui nous intéresse, à savoir : établir une égalité du type .
Analyse
Donnons-nous un vecteur et supposons qu’il existe des vecteurs et tels que .
En profitant du contexte (voir exemples à la section 3 ci-dessous), il est possible de montrer que et sont déterminés de façon unique en fonction de .
Synthèse
Si et sont définis par les formules obtenues à la fin de la partie « analyse », on doit vérifier que :
Afin d’illustrer cela, détaillons quelques exemples.
3 – Six exemples détaillés
Exemple 1
Considérons les vecteurs de suivants :
et montrons que les droites vectorielles et sont supplémentaires dans , c’est-à-dire que :
Preuve (cliquer pour déplier / replier)
Raisonnons par analyse-synthèse.
Soit . Supposons qu’il existe et tels que :
c’est-à-dire :
Alors :
Réciproquement, si et sont ainsi définis, on vérifie facilement que :
Finalement :
Plus généralement, si et sont deux vecteurs non colinéaires d’un espace vectoriel de dimension 2, alors :
Encore plus généralement, si est une famille libre de vecteurs d’un espace vectoriel de dimension alors :
Exemple 2
Soient et . Alors :
Preuve (cliquer pour déplier / replier)
Raisonnons par analyse-synthèse.
Soit . Supposons qu’il existe et tels que :
c’est-à-dire (vu que ) :
ou encore :
Alors, en effectuant la combinaison :
d’où en reportant dans :
puis en reportant dans :
Réciproquement, si , et sont respectivement définis par les formules encadrées, alors :
Finalement :
Plus généralement, si est un hyperplan de (c’est-à-dire, lorsque est de dimension , un sous-espace de dimension et, en toute généralité, le noyau d’une forme linéaire non nulle) et si , alors .
Preuve (cliquer pour déplier / replier)
Soit un -espace vectoriel et soit une forme linéaire sur (c’est-à-dire une application linéaire de dans ).
Supposons non nulle et notons son noyau (qui est donc strictement contenu dans ).
Soit encore ; montrons que
Pour cela, raisonnons, encore et toujours, par analyse-synthèse.
Etant donné , supposons qu’il existe et tels que :
On appliquant , on voit que :
et comme , il s’ensuit que :
d’où, par différence :
Réciproquement, si et sont ainsi définis, alors d’évidence et de plus :
ce qui prouve que .
Exemple 3
Notons le espace vectoriel des applications de dans et considérons les deux sous-ensembles suivants :
désigne l’ensemble des applications qui sont paires, c’est-à-dire telles que :
désigne l’ensemble des applications qui sont impaires, c’est-à-dire telles que :
Avec ces notations, et sont des sous-espaces vectoriels de et de plus :
Preuve (cliquer pour déplier / replier)
Raisonnons par analyse-synthèse.
Soit . Supposons qu’il existe et telles que .
Alors, pour tout :
c’est-à-dire :
ce qui impose :
Réciproquement, si et sont ainsi définies, alors on voit immédiatement que est paire, que est impaire et que .
En conclusion, toute application peut s’écrire, de manière unique, comme la somme d’une application paire et d’une application impaire. Autrement dit :
En particulier, la fonction exponentielle se décompose en ses parties paire et impaire, respectivement définies par :
La première de ces deux fonctions est appelée « cosinus hyperbolique » et la seconde « sinus hyperbolique ». Elles sont traditionnellement notée cosh et sinh (notation internationale … en France, on est habitué aux notations ch et sh).
Sans entamer une trop longue digression à ce sujet, on peut préciser que le qualificatif d’hyperbolique provient du fait que les deux branches de l’hyperbole d’équation admettent les représentations paramétriques suivantes :
et
Ceci est à rapprocher du fait que le cercle unité admet la célèbre représentation paramétrique :
ce qui explique la terminologie de trigonométrie circulaire.
Exemple 4
Soit un espace vectoriel et soit un endomorphisme de tel que .
Alors :
Preuve (cliquer pour déplier / replier)
Raisonnons par analyse-synthèse.
Soit . Supposons qu’il existe et tels que :
En appliquant à chaque membre de cette égalité, il vient :
Or et et par conséquent :
d’où par différence :
Réciproquement, si les vecteurs et sont ainsi définis, alors :
ce qui prouve que , et :
ce qui prouve que .
On a bien prouvé que :
Cet exemple est fondamental. Les endomorphismes vérifiant (ce qu’on peut aussi noter ) sont appelés projecteurs et jouent un rôle central en algèbre linéaire et en géométrie.
Précisons que si est un projecteur, son sous-espace invariant est confondu avec son image. Sauriez-vous établir cela ? Réponse en annexe.
Aux projecteurs sont associés d’autres endomorphismes d’usage fréquent : les symétries. Ce sont les vérifiant . Sauriez-vous prouver que si vérifie cette condition, alors ? Réponse en annexe également …
Exemple 5
Soit un espace vectoriel et soit un endomorphisme tel que . Alors :
Détail des calculs (cliquer pour déplier / replier)
Soit . Supposons qu’il existe et tels que :
et appliquons aux deux membres de cette égalité. Il vient :
Or d’une part , d’où et d’autre part ; par conséquent :
et par différence :
Réciproquement, si et sont ainsi définis, alors on constate que :
ce qui montre déjà que et . En outre, il est clair que . Ceci termine la preuve.
Cet exemple et le précédent sont deux cas particuliers d’un résultat général, connu sous le nom de lemme de décomposition des noyaux. Pour en savoir plus à ce sujet, on pourra consulter cette vidéo.
Exemple 6
Considérons l’espace des applications de classe de dans ainsi qu’un entier .
Notons alors :
avec, pour tout :
ainsi que :
Alors : .
Preuve (cliquer pour déplier / replier)
Il se trouve que est (d’évidence) un sous-espace de dimension finie de et que n’est autre que son orthogonal relativement au produit scalaire défini par :
La conclusion est alors conséquence d’un résultat général, à savoir que si est un sous-espace de dimension finie d’un espace préhilbertien réel , alors . Pour aller plus loin sur ce terrain, on pourra consulter cet article.
4 – L’astuce de la dimension finie
Soient, à nouveau, un espace vectoriel et deux sous-espaces et de .
Si est de dimension finie et si l’on veut prouver que , alors il suffit de vérifier que :
ou bien de vérifier que :
➥ En effet, sous les hypothèses et :
ce qui prouve que .
➥ Et sous les hypothèses et , on voit déjà (avec ) que , puis d’après la formule de Grassmann :
ce qui prouve que et donc que .
Pour l’essentiel, cette méthode nous épargne le calcul explicite de la décomposition d’un vecteur quelconque de en la somme d’un vecteur de et d’un vecteur de .
Ceci est un avantage dans la mesure où la dose de calcul est allégée … mais cela peut constituer un inconvénient si l’on a besoin de connaître explicitement cette fameuse décomposition (par exemple, pour déterminer l’expression analytique d’un projecteur une d’une symétrie).
Donnons un exemple d’utilisation de cette idée…
Exemple
Considérons un espace vectoriel de dimension finie et un endomorphisme de .
On suppose qu’il existe tel que :
- (1)
- (2)
Montrons que, sous ces hypothèses :
Preuve (cliquer pour déplier / replier)
L’hypothèse (1) se traduit par l’inclusion .
Il est par ailleurs évident que .
Donc, d’après (2) :
ce qui impose :
En outre, d’après la formule de Grassmann :
et donc, en appliquant à la formule du rang :
ce qui signifie que :
et la conclusion suit.
Remarque 1
Les conditions (1) et (2) ci-dessus sont remplies dans le cas où est un projecteur. En effet, si l’on pose , alors :
- d’une part
- d’autre part
Ceci permet de retrouver l’égalité qui est bien connue dans ce cas (voir l’exemple 4 ci-dessus).
Remarque 2
Les conditions (1) et (2) entraînent que l’image et le noyau de sont supplémentaires. Cette implication est en fait une équivalence.
En effet, introduisons le projecteur sur et parallèlement à .
- D’une part, pour tout , on a puisque . Ainsi : .
- D’autre part, si , alors , ce qui montre que et donc . Mais alors et donc . Ceci prouve que est un endomorphisme injectif et donc un automorphisme de .
5 – Quelques mots au sujet de
Bien que ce ne soit pas le thème principal de cet article, on ne pouvait pas laisser sous silence la généralisation naturelle de ce qui précède au cas de plusieurs sous-espaces.
Voici donc, à nouveau, les définitions 1 et 2 données au tout début, mais sous une forme élargie :
Définition
Etant donnés un entier et des sous-espaces vectoriels de , on note :
En bon français, cela signifie simplement que est l’ensemble des vecteurs pouvant s’écrire comme la somme d’un vecteur de , d’un vecteur de , etc …, d’un vecteur de .
Cette somme est dite directe lorsque tout vecteur de peut s’écrire d’une seule manière sous cette forme. On note alors au lieu de .
Nous avons vu plus haut une proposition caractérisant les sommes directes de deux sous-espaces. Voici comment on peut la généraliser à un nombre quelconque de sous-espaces :
Proposition
Soient des sous-espaces vectoriels de .
Les assertions suivantes sont équivalentes :
- La somme est directe
- Quels que soient les vecteurs … :
Une erreur classique consiste à affirmer que la somme des serait directe si, et seulement si, . C’est correct pour , mais c’est faux dès que .
Par exemple, l’intersection de trois droites vectorielles distinctes de est réduite à mais la somme de ces trois droites n’est évidemment pas directe (sans quoi sa dimension serait égale à 3, ce qui est un peu trop pour un sous-espace de ).
Donnons un exemple simple et significatif de somme directe de plusieurs sous-espaces.
Exemple : somme directe de sev propres
Soit un espace vectoriel et soit .
Supposons que (avec ) soient des valeurs propres de , deux à deux distinctes.
Notons, pour tout :
Alors la somme est directe.
Preuve (cliquer pour déplier / replier)
On procède par récurrence sur le nombre de valeurs propres.
Pour , il n’y a rien à démontrer.
Supposons la propriété établie pour un certain et soient alors des valeurs propres deux à deux distinctes de .
Pour montrer que la somme est directe, utilisons la caractérisation donnée dans la proposition précédente.
Soient , …, tels que :
Appliquons :
Retranchons à l’égalité préalablement multipliée par :
L’hypothèse de récurrence permet d’affirmer que :
et donc, vu que sont tous différents de , on voit que :
et en reportant ceci dans , il s’ensuit que .
Attention, cette somme directe n’a aucune raison d’être égale à tout entier !
Cependant, le cas où est important, car il existe alors une base de (obtenue en concaténant des bases de chacun des ) dans laquelle est représenté par une matrice diagonale. On dit, dans ce cas, que l’endomorphisme est diagonalisable.
Annexe
Dans cette section, on détaille les réponses aux questions laissées en suspens plus haut.
Proposition annexe 1
Si et sont deux sous-espaces vectoriels de , alors :
Preuve (cliquer pour déplier / replier)
Rappelons au préalable que si , on désigne par l’ensemble des combinaisons linéaires de vecteurs de . Il s’agit d’un sous-espace de , qui est aussi l’intersection de la famille des sous-espaces contenant .
En outre, tout sous-espace de contenant contient nécessairement .
Cela dit …
Il est clair que et que . Ainsi et comme est un sev de , alors .
Par ailleurs, si , alors il existe et tels que , ce qui montre que .
Proposition annexe 2
Si est un projecteur, alors son sous-espace invariant coïncide avec son image.
Preuve (cliquer pour déplier / replier)
Si , alors , et donc . Ceci prouve que . Noter que cette inclusion reste valable pour n’importe quel endomorphisme !
Réciproquement, si , alors il existe tel que , d’où . Et ceci prouve l’inclusion inverse.
Proposition annexe 3
Soit vérifiant . Alors :
Preuve 1 (cliquer pour déplier / replier)
Soit . Supposons qu’il existe et tels que . En appliquant , on obtient puis, par somme et différence :
Réciproquement, si et sont ainsi définis, alors il est immédiat que .
En outre :
donc et .
Preuve 2 (cliquer pour déplier / replier)
Posons :
Alors :
Autrement dit, est un projecteur et nous savons que :
Or, il est facile de voir que :
d’où le résultat annoncé.
J’espère avoir contribué, par cet article, à vous rendre les choses plus claires 🙂
Vos questions ou remarques sont les bienvenues. Vous pouvez laisser un commentaire ci-dessous ou bien passer par le formulaire de contact.