Cet article s’adresse à celles et ceux qui s’intéressent aux questions d’algèbre linéaire et donc – entre autres – aux étudiants des deux premières années d’enseignement supérieur scientifique.
Dans un cours d’algèbre linéaire, on aborde notamment la question des espaces vectoriels de dimension finie. On y explique que si est un corps (le plus souvent un sous-corps de et si est un espace vectoriel possédant une famille finie et génératrice de , alors on peut trouver une telle famille qui soit de plus libre, et qui constitue donc une base de
En outre, toutes les bases de sont composées d’un même nombre de vecteurs. Cet entier est appelé la dimension de et noté
Cette construction théorique n’est pas traitée ici, mais vous pouvez en découvrir tous les détails en visionnant cette vidéo et les suivantes.
Ce texte essaie de rassembler les principales méthodes qui permettent, en pratique, de calculer la dimension d’un espace vectoriel. Chacune de ces méthodes est illustrée d’exemples. Bonne lecture 🙂
1 – Intuitivement, la dimension … c’est quoi ?
De façon naïve, la dimension d’un espace vectoriel est le « nombre de degrés de liberté » dont on dispose pour s’y déplacer.
Si l’espace en question est une droite, on repère la position d’un point par son abscisse, après avoir choisi une origine et un vecteur unité. S’il s’agit d’un plan, deux nombres sont nécessaires : une abscisse et une ordonnée.
Dans l’espace usuel, on peut repérer la position d’un point par trois nombres : une abscisse X, une ordonnée Y et une côte Z.
Illustration dynamique 1
Modifier la position de l’observateur en pressant SHIFT →↑↓←.
Zoomer / dézoomer en utilisant les touches P / M.
Les sliders contrôlent les coordonnées cartésiennes du centre de la petite sphère.
Mais ce n’est pas la seule façon de s’y prendre. Par exemple, la position d’un point au voisinage de la terre peut être repérée par une latitude, une longitude et une altitude : là encore, trois nombres.
Illustration dynamique 2
Modifier la position de l’observateur en pressant SHIFT →↑↓←.
Zoomer / dézoomer en utilisant les touches P / M.
Les sliders contrôlent les coordonnées sphériques du centre de la petite sphère.
D’ailleurs, ce concept s’étend bien au-delà des espaces vectoriels (ou affines). Une sphère, par exemple, doit être considérée comme un espace de dimension 2 : par temps calme, la surface d’un océan ressemble (comme deux gouttes d’eau … il fallait oser) à un plan; tout au moins à une échelle appropriée.
Ces images mentales peuvent aider à se faire une idée intuitive de la notion de dimension.
Revenons maintenant au cadre formel des espaces vectoriels.
2 – Compter les vecteurs d’une base
Règle A
Soient un espace vectoriel et .
Si est une base de alors
Ceci provient simplement de la définition de mentionnée dans introduction.
Voici quelques exemples d’utilisation de cette règle.
Exemple A-1
Pour tout :
En effet, on voit aisément (cf. détail ci-dessous) qu’en notant pour tout :
la famille est une base de (officiellement appelée la base canonique de
– Détail –
Choisissons C’est suffisant pour comprendre. Tout vecteur de s’écrit sous la forme :
ce qui prouve que la famille :
est génératrice de
Elle est de plus libre; en effet, si sont trois scalaires tels que :
alors, à l’évidence,
Finalement, est une base de La généralisation à quelconque est immédiate.
Exemple A-2
Considérons deux réels ainsi que l’ensemble :
qui est un sous-espace vectoriel de (en effet, contient visiblement le triplet nul et est stable par combinaison linéaire).
Les vecteurs de sont les triplets de la forme :
Les vecteurs et appartiennent à et tout vecteur de est combinaison linéaire de ces deux-là. La famille est donc génératrice de Comme elle libre (évident), c’est une base de et donc :
Cet exemple peut se généraliser de la manière suivante. Si et si ne sont pas simultanément nuls, alors l’ensemble :
est un sous-espace de et :
On peut effet construire une base de formée de vecteurs. Il est toutefois beaucoup plus simple de voir comme le noyau de la forme linéaire non nulle
et d’invoquer la formule du rang (voir section 6).
Exemple A-3
Etant donnés deux entiers l’ensemble des matrices rectangulaires à lignes et colonnes et à termes dans est un espace vectoriel.
Notons la matrice de format dont les termes sont tous nuls, à l’exception de celui situé à l’intersection de la ligne et de la colonne qui vaut 1.
Il est facile de voir que la famille (ordonnée par exemple selon l’ordre lexicographique sur les couples d’indices) est une base de (c’est la base canonique). En conséquence :
Cet exemple raconte donc essentiellement la même histoire que l’exemple A-1.
Exemple A-4
Soit Dans l’espace des suites à termes dans considérons le sous-espace des suites telles que :
En clair, est constitué des suites dont tous les termes au-delà du rang sont nuls (vous aurez probablement reconnu l’espace des polynômes à coefficients dans dont le degré inférieur ou égal à Autrement dit : mais c’est sans importance ici).
Posons, pour tout :
où l’on pose
par définition (symbole de Kronecker).
En d’autres termes, est la suite de scalaires dont tous les termes sont nuls, à l’exception du ème qui vaut 1.
La famille est alors une base de et, de ce fait :
3 – Dimension d’un produit cartésien
Considérons deux espaces vectoriels L’ensemble des couples avec et est noté C’est le produit cartésien de par
On munit cet ensemble d’une structure de espace vectoriel, en décrétant que :
- pour tout et tout :
(S)
- pour tout et tout :
(P)
Précisons que le vecteur nul de est le couple
La notation utilisée dans la formule (S) est abusive, car le symbole est utilisé pour désigner trois opérations a priori distinctes :
- l’addition dans ,
- l’addition dans ,
- l’addition dans
Il est essentiel d’en être conscient(e). Sans compter que, dans ce contexte, le symbole désignera aussi l’addition dans …
Et l’on pourrait formuler une remarque similaire pour la formule (P).
Cela dit, énonçons la :
Règle B
Si sont de dimensions finies, alors aussi et :
Preuve (cliquer pour déplier / replier)
Notons et Si l’on considère une base de ainsi qu’une base de alors la famille :
est une base de
On vérifie en effet que est libre et génératrice de :
➢ LIBRE car si sont des scalaires vérifiant :
alors :
c’est-à-dire :
Mais comme les familles et sont libres, il s’ensuit que :
➢ GENERATRICE de car tout vecteur de se présente sous la forme d’un couple avec et or se décompose dans la base et se décompose dans la base :
d’où :
Remarque
Il en résulte par récurrence que si et si sont des espaces vectoriels de dimensions finies, alors il en va de même pour et :
Pour l’hérédité, on observe que est isomorphe (attention : pas égal) à
Exemple B
L’espace est de dimension
4 – Utilisation d’un isomorphisme
Règle C
Soient deux espaces vectoriels isomorphes.
Si l’un d’eux est de dimension finie, alors l’autre aussi et leurs dimensions sont égales.
Ce résultat découle du double-lemme suivant :
Double-Lemme
Soient deux espaces vectoriels et soit
- Si est injective, alors transforme toute famille libre de vecteurs de en une famille libre de vecteurs de
- Si est surjective, alors transforme tout famille génératrice de en une famille génératrice de
Preuve du double lemme (cliquer pour déployer)
Pour le premier point …
Considérons une famille libre de vecteurs de et des scalaires tels que :
Par linéarité de on voit que :
Et comme est injective, ceci impose :
Enfin, la famille étant libre par hypothèse, on en déduit que pour tout Ceci montre que la famille est libre.
Pour le second point …
Donnons-nous une famille génératrice de et soit Comme est surjective, il existe tel que On peut alors exprimer sous la forme d’une combinaison linéaire des :
et donc, par linéarité de :
Ceci prouve que la famille est génératrice de
Maintenant que notre double-lemme est établi, la règle C devient claire. En effet, si est un isomorphisme et si est de dimension alors une base de est transformée par en une famille libre (parce que est une injection linéaire) et aussi en une famille génératrice de (parce que est une surjection linéaire).
Moralité, la famille est une base de et donc (cf. règle A) :
Ce mécanisme sera utilisé dans chacune des trois sections suivantes.
Mais donnons-en déjà une application significative.
Exemple C-1
Etant donné intéressons-nous à l’ensemble des suites à termes dans qui vérifient la relation de récurrence :
()
Nous allons prouver que est un espace vectoriel de dimension 2.Pour cela, commençons par observer que si désigne l’endomorphisme de décalage (le shift, comme on dit outre-manche), c’est-à-dire l’application
alors :
ce qui prouve notamment que est un sous-espace vectoriel de
Maintenant, considérons l’application
associe, à toute suite vérifiant , le couple de ses deux premiers termes.
Il est facile (non détaillé) de prouver que est linéaire et bijective. Il en résulte aussitôt que :
Remarque
Cet exemple se généralise. Si et si alors l’espace des suites vérifiant la relation
est de dimension Ceci est moralement assez banal : connaître une telle suite équivaut à se donner ses premiers termes (et donc, on dispose de degrés de liberté pour se » déplacer « dans cet espace).
5 – Dimension d’une somme
Rappelons que si est un espace vectoriel et si sont deux sous-espaces vectoriels de alors désigne l’ensemble des vecteurs de qui sont la somme d’un vecteur de et d’un vecteur de :
En outre, si tout vecteur de s’exprime d’une seule manière sous cette forme, la somme est qualifiée de directe. On la note alors
Les notations et désignent donc le même ensemble, mais la seconde indique qu’une condition supplémentaire (jeu de mots) d’unicité est remplie !
Le but de cette section est d’obtenir une formule pour lorsque et sont de dimensions finies (il n’est pas utile de supposer que la dimension de est finie).
Procédons en deux temps.
1ère étape
Supposons la somme directe. Sous cette hypothèse, l’application
est un isomorphisme.
Détail
Linéarité
Soient et Alors :
Bijectivité
Tout vecteur de peut, par définition, s’écrire de façon unique sous la forme avec et autrement dit tout élément de l’ensemble d’arrivée de possède un unique antécédent. C’est la définition d’une bijection.
Ceci permet d’appliquer la règle B et la règle C : comme est de dimension finie, alors aussi et les dimensions sont les mêmes. Concluons :
2ème étape
Dans le cas général, l’idée consiste à se ramener à une somme directe, grâce au lemme suivant.
Lemme
Soient deux sous-espaces vectoriels de
Etant donné un supplémentaire de dans :
Preuve (cliquer pour déplier / replier)
Si alors il existe tel que Puis comme il existe et tels que De ce fait :
Ceci prouve que L’inclusion réciproque est évidente puisque
Pour finir, la somme est directe puisque, comme :
On en déduit la :
Règle D (formule de Grassmann)
Soit un espace vectoriel et soient des sous-espaces vectoriels de de dimensions finies. Alors :
Remarque
Cette formule évoque celle donnant le cardinal de l’union de deux ensembles finis. Mais la comparaison s’arrête là …
En effet, étant donnés trois sous-espaces de dimensions finies, la formule :
est en général FAUSSE !
Comme contre-exemple, on peut proposer, pour :
Exemple D-1
Considérons un espace de dimension finie et deux hyperplans et de (ce sont simplement des sous-espaces vectoriels de dimension
Calculons la dimension de en distinguant deux cas.
➢ cas 1 :
Il est évident que puisque
➢ cas 2 :
Aucun des deux hyperplans n’est inclus dans l’autre (une inclusion entraînerait, vue l’égalité des dimensions, que les deux hyperplans sont confondus). Soit tel que La somme est alors directe (puisque et sa dimension est donc :
Autrement dit : Mais alors (puisque
On applique maintenant la formule de Grassmann :
c’est-à-dire :
En conclusion, si et sont deux hyperplans d’un espace de dimension alors :
6 – La formule du rang
Considérons deux espaces vectoriels et une application linéaire
Règle E (théorème du rang)
Si est de dimension finie alors est aussi de dimension finie et :
L’entier est appelé le rang de on le note
L’égalité ci-dessus porte le nom de formule du rang.
Ce résultat important est démontré dans cet article, auquel vous pouvez vous reporter, si nécessaire.
Exemple E-1
Considérons l’application linéaire :
Son noyau est :
La condition étant conséquence des deux autres :
et donc (somme directe de deux droites vectorielle : cf. section 5) :
puis, d’après la formule du rang :
On peut en déduire que n’est pas surjective : dans le cas contraire, serait égal à la dimension de l’espace d’arrivée, c’est-à-dire 3.
Exemple E-2
Considérons un espace vectoriel de dimension et cherchons la valeur maximale du rang d’un endomorphisme vérifiant
Analysons la situation … Si est un tel endomorphisme, alors donc, en passant aux dimensions :
c’est-à-dire, d’après la formule du rang :
Il en résulte que :
()
où désigne la partie entière d’un réelSi l’on construit un endomorphisme vérifiant et pour lequel est une égalité, on aura fini. Et c’est possible …
Soit une base de . Définissons par sa matrice dans :
➤ Si est pair, :
avec blocs diagonaux de taille 2
➤ Si est impair, :
avec blocs diagonaux de taille 2 et un bloc de taille 1.
Par exemple :
Exemple E-3
Nous avons vu plus haut la formule de Grassmann, qui donne la dimension d’une somme de deux sev de dimensions finies. Voici une nouvelle preuve de ce résultat.
Notons un espace vectoriel et deux sous espaces de dimensions finies.
Considérons l’application
Il est facile de voir que est linéaire et que (simple affaire de définition).
Le noyau de est :
Il est isomorphe à un isomorphisme naturel étant :
Il s’ensuit que :
La formule du rang montre alors que :
c’est-à-dire :
7 – Dimension des espaces d’applications linéaires
Très utile aussi, une formule donnant la dimension de l’espace des applications linéaires de vers où sont deux espaces vectoriels de dimensions finies.
En fait, nous avons déjà établi — quoiqu’indirectement — cette formule, puisque nous avons vu que
Or, si l’on note , une base de et une base de alors l’application
est un isomorphisme (bijection linéaire) et donc d’après la règle C :
Autrement dit :
()
Ce point de vue matriciel n’est pas le seul possible.On peut établir directement la formule en exploitant le fait qu’une application linéaire est déterminée par les images des vecteurs d’une base. Ce principe (qui conduit à la notion de matrice d’une application linéaire relativement à un couple de bases) est étudié en détail dans cet article.
Fixons donc une base de et considérons l’application
Le principe que nous venons de rappeler dit exactement que cette application est bijective : pour tout uplet de vecteurs de il existe une application linéaire et une seule telle que :
Autrement dit, tout uplet de vecteurs de possède un unique antécédent par
En outre est linéaire (vérification aisée, non détaillée). Il s’agit donc d’un isomorphisme.
A nouveau, la règle C s’applique et permet de conclure que :
Remarque
Un cas particulier important est celui du dual d’un espace vectoriel
Il s’agit de l’espace des formes linéaires sur souvent noté D’après ce qui précède, et vu que on voit que :
8 – Et lorsque la dimension est infinie ?
La question soulevée dans cette section est la suivante :
Comment prouver qu’un espace vectoriel donné est de dimension infinie ?
Lorsqu’un espace vectoriel est de dimension finie toute famille libre est finie et comporte au plus vecteurs (ceci découle du lemme de Steinitz, qui est expliqué en détail dans cette vidéo).
Par conséquent :
Règle F
Pour établir qu’un espace est de dimension infinie, il suffit de prouver l’existence de familles libres de cardinal arbitraire.
Règle F-Bis
Pour établir qu’un espace est de dimension infinie, il suffit d’exhiber un sous-espace de dimension infinie.
Plus généralement : soient et des espaces vectoriels, étant de dimension infinie. S’il existe une application linéaire injective de dans alors est de dimension infinie.
Voyons quelques exemples d’utilisation de ces règles …
Exemple F-1
Pour tout entier la famille de polynômes est libre dans l’espace et comporte vecteurs. Comme peut être choisie de façon arbitraire, ceci montre que est de dimension infinie.
Exemple F-2
Dans cette vidéo, on prouve que, pour tout la famille constituée des applications :
est libre dans l’espace des applications continues de dans
Cet espace est donc de dimension infinie.
Bien entendu, le choix de l’intervalle ne joue aucun rôle particulier et la continuité peut être remplacée par une condition plus forte (voir exemple suivant).
Exemple F-3
Pour tout intervalle de longueur non nulle, l’espace des applications polynomiales de dans est de dimension infinie. Il en résulte que l’espace des applications indéfiniment dérivables de dans (qui contient le précédent) est de dimension infinie.
Même chose pour l’espace des applications de classe (pour tout entier de dans
Même chose pour l’espace de toutes les applications de dans
On a donc une chaîne d’espaces emboîtés, tous de dimension infinie :
Exemple F-4
Soient deux réels
Notons l’espace vectoriels des applications en escalier de dans
Rappelons qu’une application est dite en escalier lorsqu’il existe une subdivision telle que la restriction de à chacun des intervalles (pour soit constante.
Si l’on pose, pour tout :
alors .
De plus, si sont tous distincts, la famille est libre.
Il s’ensuit que est de dimension infinie.
On peut en déduire que l’espace des applications de dans qui ne prennent qu’un nombre fini de valeurs est aussi de dimension infinie, puisqu’il contient
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