Qu’est-ce qu’une conjecture en mathématiques ?

Le dictionnaire Larousse propose deux définitions pour le terme conjecture :

  • Supposition fondée sur des probabilités, mais qui n’est pas contrôlée par les faits; présomption, hypothèse : on est réduit à des conjectures sur ses motivations.
  • Hypothèse formulée sur l’exactitude ou l’inexactitude d’un énoncé dont on ne connaît pas encore de démonstration.

On devine que cette seconde définition est celle qui correspond le mieux au sens du terme conjecture, en mathématiques.

Le but de cet article est de préciser ce sens au travers de divers exemples.

1 – Des nombres tous premiers … ou pas !

Considérons, pour chaque entier naturel n, l’entier :

    \[Q_{n}=n^{2}+n+41\]

On peut facilement calculer :

    \[\begin{matrix}Q_{0} & = & 0^{2}+0+41 & = & 41\\Q_{1} & = & 1^{2}+1+41 & = & 43\\Q_{2} & = & 2^{2}+2+41 & = & 47\\Q_{3} & = & 3^{2}+3+41 & = & 53\\Q_{4} & = & 4^{2}+4+41 & = & 61\end{matrix}\]

et ainsi de suite …

Avec un peu d’habitude, quelque chose de singulier nous interpelle …

41, 43, 47, 53, 61 : ces nombres sont tous premiers !

Quelques rappels sur les nombres premiers …

Un entier naturel est dit premier s’il possède, en tout et pour tout, deux diviseurs : 1 et lui-même. Ainsi, par exemple, 13 est premier : ses seuls diviseurs sont 1 et 13. Mais ce n’est pas le cas de 21, qui est certes divisible par 1 et 21, mais aussi par 3 et par 7. Les nombres premiers inférieurs à 30 sont :

2, 3, 5, 7, 11, 13, 17, 19, 23, 29

et la liste continue … indéfiniment ! Il y a environ 23 siècles, le grand mathématicien grec Euclide inscrivait dans ses Éléments (Livre IX, proposition 20) la première démonstration de l’infinité des nombres premiers.

Fait fondamental : tout entier supérieur à 1 s’exprime de façon unique (à l’ordre près des facteurs) comme le produit de nombres premiers. Par exemple :

    \[123\thinspace456\thinspace789=3\times3\times3607\times3803\]

Les nombres premiers ne se laissent pas décomposer comme le produit de nombres entiers plus petits : ils servent de « briques élémentaires » pour décomposer tous les autres entiers.

Les nombres premiers sont en quelque sorte les « atomes » de l’ensemble des entiers positifs, muni de sa structure multiplicative.

Pour en savoir plus à leur sujet, je vous invite à consulter cet article ou cette vidéo

Mais revenons aux nombres Q_{n} … Nous avons vu que Q_{0}, Q_{1}, Q_{2}, Q_{3} et Q_{4} sont premiers. Et ensuite ?

Pour en avoir le cœur net, poursuivons l’exploration un peu plus loin …

    \[\begin{matrix}Q_{5} & = & 5^{2}+5+41 & = & 71\\Q_{6} & = & 6^{2}+6+41 & = & 83\\Q_{7} & = & 7^{2}+7+41 & = & 97\\Q_{8} & = & 8^{2}+8+41 & = & 113\\Q_{9} & = & 9^{2}+9+41 & = & 131\end{matrix}\]

Vous pouvez vérifier (si le cœur vous en dit) : ces cinq-là sont tous premiers, eux aussi ! Et vous pouvez même continuer jusqu’à Q_{39} : la propriété persiste.

Si vous avez vu le film Contact (1997), réalisé par Robert Zemeckis, avec Jodie Foster dans le rôle du Dr Eleanor Arroway, cela doit vous rappeler quelque chose 🙂
D’ailleurs, je vous recommande vivement la lecture du livre ! En cliquant sur l’image ci-dessous, vous pourrez le commander directement sur Amazon.

Une question se pose : serait-il vrai que l’entier Q_{n} est premier, quel que soit n ? Il faut avouer que, jusqu’ici, les indices s’accumulent …

Mais lorsqu’on parvient à n = 40, rien ne va plus !! En effet :

    \[Q_{40}=40^{2}+40+41=1681=41^{2}\]

Q_{40} est donc divisible par 41. C’est un nombre composé (càd : non premier).

En l’espace de quelques minutes, une conjecture est née, puis nous l’avons vue s’effondrer.

Remarque

En fait, on ne pouvait pas décemment imaginer que n^2+n+41 puisse être premier pour toute valeur de n, car il est évident que cet entier est multiple de 41 dès que n est lui-même multiple de 41.

Une question moins simple consisterait à se demander s’il existe une infinité d’entiers naturels n pour lesquels n^2+n+41 est premier …

2 – Bon ! Alors … une conjecture … c’est quoi ?

En mathématiques, le terme de « conjecture » désigne un énoncé dont on pense qu’il a de bonnes chances d’être vrai, parce qu’on dispose d’un faisceau d’indications allant dans ce sens, mais pour lequel une preuve rigoureuse reste à inventer… à moins que cet énoncé ne soit faux !

Le statut de conjecture est par nature non définitif. Voici les trois destins possibles d’un tel énoncé :

➡ On peut découvrir, après un temps plus ou moins long, qu’il s’agit d’un énoncé faux. C’est le cas de la conjecture selon laquelle « n^{2}+n+41 est un nombre premier, quel que soit l’entier naturel n » : celle-ci n’a pas résisté bien longtemps à nos assauts. On dit dans ce cas que la conjecture a été réfutée. Un exemple nettement plus sérieux de réfutation est proposé plus bas avec la conjecture d’Euler.

➡ On peut aussi finir par établir la validité d’une conjecture : celle-ci change alors de statut; elle devient un théorème. Un exemple fameux est l’assertion selon laquelle, si l’entier n est supérieur ou égal à 3, alors il n’existe aucun triplet \left(x,y,z\right) d’entiers naturels non nuls vérifiant x^{n}+y^{n}=z^{n}. Sur un exemplaire des Arithmétiques de Diophante qu’il annotait, Pierre de Fermat inscrivit en 1637 qu’il détenait une preuve merveilleuse de ce résultat, mais que la marge trop étroite ne la contiendrait pas. Pendant près de 350 ans, les mathématiciens les plus éminents ont contribué au développement spectaculaire de plusieurs branches de l’algèbre en tentant vainement d’obtenir une démonstration complète. Puis en 1994, le mathématicien britannique Andrew Wiles démontre la célèbre « conjecture de Taniyama-Shimura-Weil », dont l’un des corollaires est justement l’assertion de Fermat.

conjecture de Fermat
A. Wiles – Conférence finale au Newton Institut (Université de Cambridge) – 23 juin 1993

Pour en savoir plus au sujet de cette histoire passionnante, je vous conseille vivement la lecture d’un bouquin intitulé « the Fermat’s Last Theorem », écrit en 1997 par le journaliste scientifique Simon Singh. Ce livre, qu’on trouve aussi en traduction française, ne comporte absolument aucun passage technique. Et sa lecture est un plaisir d’un bout à l’autre.

➡ Beaucoup plus rarement, les mathématiciens mettent la main sur un énoncé qui se révèle indécidable : il n’est tout simplement pas accessible dans le cadre de la théorie mathématique standard. Pour être précis, il faudrait dire : dans le cadre de ZFC (axiomatique de Zermelo-Fraenkel + Axiome du choix), mais bon…

Schématiquement, on peut interpréter l’indécidabilité en pensant à un jeu de société : c’est un peu comme si, au cours d’une partie, les joueurs parvenaient à une position non prévue par les règles. Ils se demandent si telle action est licite ou non, sans parvenir à trancher… Ils peuvent alors décider d’ajouter une nouvelle règle qui autorise cette action. Mais ils peuvent aussi décréter une règle opposée, qui l’interdira.

Une telle situation semble étrange, voire invraisemblable … et pourtant, elle s’est déjà produite ! Vous pourrez consulter l’article de Wikipedia consacré à l’hypothèse du continu et même – seulement si vous êtes vraiment motivé(e) – lire le livre que Paul Cohen a écrit après avoir établi l’indécidabilité de l’hypothèse du continu. En cliquant sur l’image ci-dessous, vous pourrez directement le commander en ligne, auprès d’Amazon :

Mais revenons à nos moutons …

Régulièrement, certains secteurs de la communauté mathématique sont agités de remous : après avoir effectué des calculs, après les avoir vérifiés et re-vérifiés, une propriété nouvelle semble émerger… un embryon de théorème montre peut-être le bout de son nez… à moins qu’il ne s’agisse d’une illusion …

Alors, davantage de mathématiciens se penchent sur la question. Chacun s’appuie sur ses connaissances, son expérience et son intuition pour choisir ce qui lui semble être le bon angle d’approche : les uns tentent de réfuter la conjecture, d’autres essaient de la démontrer.

A présent, passons en revue quelques conjectures célèbres : certaines ont été établies, d’autres ont été réfutées, d’autres encore constituent à ce jour des questions ouvertes… Et parmi ces dernières, figurent quelques questions irrésolues depuis des siècles !!

3 – Nombres parfaits, nombres de Mersenne

Euclide (encore lui) s’était intéressé aux nombres parfaits. Il s’agit des entiers naturels qui sont la somme de leurs diviseurs stricts. Par exemple, l’entier 6 admet pour diviseurs : 1, 2, 3 et 6. Les diviseurs stricts de 6 sont donc 1, 2 et 3. Et la somme de ces derniers est égale à 6, ce qui fait de 6 un nombre parfait.

Dès l’antiquité, on connaissait quatre nombre parfaits : 6, 28, 496 et 8128.

Puis, comme on peinait à en trouver un cinquième, l’idée qu’il n’en existât pas d’autres a commencé à faire son chemin. De là à faire le lien avec les quatre éléments (l’eau, l’air, la terre et le feu), il n’y avait qu’un pas, qui fut allègrement franchi par quelques esprits mystiques. D’où, semble-t-il, la terminologie de nombre « parfait ».

Et puis, vers le milieu du XVème siècle, un cinquième nombre parfait fut découvert (mais l’auteur de cette découverte n’est pas connu) : il s’agit de 33550336. Puis d’autres suivirent…

Aujourd’hui (février 2021), 51 nombres parfaits sont recensés. Le plus grand d’entre eux est :

    \[2^{82\thinspace589\thinspace932}\left(2^{82\thinspace589\thinspace933}-1\right)\]

C’est un entier absolument colossal ! Il a été découvert début décembre 2018.

Euclide avait compris que si 2^{p}-1 est premier (ce qui impose à p d’être premier, lui aussi), alors le nombre 2^{p-1}\left(2^{p}-1\right) est parfait. Il aura fallu attendre près de deux mille ans pour que le grand mathématicien suisse Leonhard Euler (1707 – 1784) démontre que, réciproquement, tout nombre parfait pair est de cette forme.

Le décor est planté. Maintenant, voici deux questions qui restent à ce jour énigmatiques :

[Qu. 1] Existe-t-il une infinité de nombres parfaits pairs ?

[Qu. 2] Existe-t-il des nombres parfaits impairs ?

Personne n’en sait rien. Cela est d’autant plus surprenant (et peut-être même agaçant) que ces questions sont très simples à formuler ! On peut certainement expliquer à un enfant ce qu’est un nombre parfait et lui rendre ces deux interrogations parfaitement intelligibles. Mais c’est une autre paire de manches que de tenter d’y apporter une réponse…

Une formulation équivalente de la question 1 consiste à demander s’il existe une infinité de nombres premiers de Mersenne. On nomme ainsi les nombres premiers de la forme 2^{p}-1, en hommage à Marin Mersenne (1588 – 1648), qui les étudia activement.

Pour en savoir plus sur les nombres de Mersenne et les nombres parfaits pairs, on pourra visiter la page du site GIMPS (acronyme de : Great Internet Mersenne Prime Search).

4 – Nombres premiers Jumeaux

En parcourant la liste croissante des nombres premiers, on tombe parfois sur des «couples de nombres premiers jumeaux».

Il s’agit de couples \left(p,q\right) de nombres premiers tels que q=p+2. En voici quelques uns :

    \[\left(3,5\right),\quad\left(5,7\right),\quad\left(11,13\right),\quad\cdots\quad\left(10\thinspace007,10\thinspace009\right),\quad\cdots\quad\left(17\thinspace329\thinspace889,17\thinspace329\thinspace891\right),\quad\cdots\]

En existe-t-il une infinité ? La question reste, à ce jour, ouverte. Pourtant, des avancées significatives ont été accomplies. La dernière en date est l’œuvre du mathématicien sino-américain Yitang Zhang.

Si l’on note \mathcal{A}_{N} l’assertion selon laquelle il existe une infinité de nombres premiers p tels que p+N soit aussi premier, alors la conjecture des nombres premiers jumeaux consiste à affirmer que \mathcal{A}_{2} est vraie.

Y. Zhang est parvenu à démontrer en 2013 qu’il existe un entier N<7\times10^{7} tel que \mathcal{A}_{N} est vraie.

Aux dires des spécialistes, le chemin séparant cette remarquable percée d’une (éventuelle) preuve de \mathcal{A}_{2} est encore long. Néanmoins, le mathématicien Terence Tao, médaille Fields 2006, a conçu un projet collaboratif Polymath, qui a permis d’abaisser à 246 la borne N obtenue précédemment par Y. Zhang. Ce résultat a été publié courant 2014.

5 – La conjecture de Goldbach

Dans une lettre datée de 1742 et adressée à Euler, le mathématicien allemand Christian Goldbach (1690 – 1764) énonce une conjecture dont la formulation moderne est la suivante :

Tout entier pair supérieur à 2 est la somme de deux nombres premiers.

On constate aisément que :

    \[4=2+2\qquad6=3+3\qquad8=5+3\qquad10=5+5\]

(mais aussi 10 = 7+3, ce qui montre la non unicité d’une telle décomposition)

et ça continue :

    \[12=7+5\qquad14=7+7\qquad16=13+3\qquad etc\cdots\]

Avec de puissants ordinateurs, tous les entiers pairs jusqu’à de très grandes valeurs (de l’ordre de 4 milliards de milliards !) ont été systématiquement testés, sans que le moindre contre-exemple ne soit trouvé ! Bien entendu, cela ne prouve rien (penser aux entiers de la forme n^{2}+n+41 évoqués en début d’article).

Là encore, de remarquables progrès ont été accomplis. Par exemple, le mathématicien Chen Jingrun a démontré que tout nombre pair suffisamment grand peut s’écrire soit sous la forme p+q avec p et q premiers, soit sous la forme p+qr, avec p,q et r premiers. La preuve de ce résultat a été publié en 1966, puis simplifiée par la suite. On peut penser, en lisant l’énoncé de ce théorème, que l’issue finale n’est plus très loin; mais de nouveau, de l’avis des spécialistes, il faudra encore beaucoup de travail pour élucider la conjecture de Goldbach.

6 – Nombres de Fermat

Le n-ème nombre de Fermat est défini par F_{n}=2^{2^{n}}+1.

Précisons que 2^{2^{n}} désigne l’entier 2 élevé à la puissance 2^{n} (et non pas : 2^{2} élevé à la puissance n… sans quoi on aurait écrit 4^{n}).

On calcule facilement :

    \[F_{0}=3,\quad F_{1}=5,\quad F_{2}=17,\quad F_{3}=257,\quad F_{4}=65\thinspace537\]

Ces cinq nombres sont tous premiers.

Pierre de Fermat (1601-1665) conjectura que F_{n} est premier pour tout n\in\mathbb{N}.

Un siècle plus tard, Euler démentait cette affirmation en observant que :

    \[F_{5}=4\thinspace294\thinspace967\thinspace297=641\times6\thinspace700\thinspace417\]

Aujourd’hui, il est établi que certains nombres de Fermat sont composés (c’est-à-dire : non premiers), mais on ne sait toujours pas s’il en existe qui soient premiers, en dehors des cinq signalés plus haut. On conjecture que F_{n} n’est premier pour aucun entier n>4… mais à ce jour, point de preuve (:

Si vous êtes en mesure de prouver cela, n’hésitez pas à le faire savoir : vous deviendrez instantanément une célébrité mondiale.

Avant de conclure ce survol, citons encore deux exemples de conjectures fameuses.

7 – Une conjecture d’Euler

La somme de deux carrés parfaits peut parfois donner un carré parfait. Par exemple :

    \[3^{2}+4^{2}=5^{2}\qquad\text{ou encore}\qquad12^{2}+5^{2}=13^{2}\]

Ceci est connu depuis l’antiquité : les triplets d’entiers naturels \left(x,y,z\right) vérifiant x^{2}+y^{2}=z^{2} sont appelés « triplets pythagoriciens ». Les décrire tous, à l’aide d’une formule explicite, est un exercice classique d’arithmétique.

Une somme de deux cubes peut-elle donner un cube ? L’assertion de Fermat dit que non. Pour qu’une somme de plusieurs cubes puisse être égale à un cube, il faut donc qu’elle comporte au minimum trois termes. On y parvient d’ailleurs avec trois termes, comme le montre l’exemple suivant :

    \[3^{3}+4^{3}+5^{3}=6^{3}\]

Se pose alors la question suivante :

Si la somme de n puissances k-èmes est encore une puissance k-ème, est-il nécessaire que l’on ait que n\geqslant k ?

Euler conjectura que oui. Mais en 1966, L.J. Lander et T.R. Parkin exhibèrent un premier contre-exemple :

    \[27^{5}+84^{5}+110^{5}+133^{5}=144^{5}\]

qui met en avant une puissance cinquième pouvant se décomposer en la somme de quatre telles puissances! L’affirmation d’Euler était contredite pour k=5.

Puis en 1986, N. Elkies proposa :

    \[2\thinspace682\thinspace440^{4}+15\thinspace365\thinspace639^{4}+18\thinspace796\thinspace760^{4}=20\thinspace615\thinspace673^{4}\]

ce qui constitua une nouvelle attaque contre cette conjecture, pour k=4 cette fois. Le plus petit contre-exemple pour l’exposant 4 fut trouvé deux ans plus tard par R. Frye :

    \[95\thinspace800^{4}+217\thinspace519^{4}+414\thinspace560^{4}=422\thinspace481^{4}\]

A ce jour, le mystère reste entier pour les exposants plus grands que 5.

8 – La conjecture de Catalan

Un nombre entier naturel est appelé une « puissance parfaite » lorsqu’il est de la forme a^{n}, où a et n sont des entiers tels que a\geqslant1 et n\geqslant2.

Ainsi, les nombres 16 et 125 sont des puissances parfaites, puisque :

    \[16=2^{4}\qquad125=5^{3}\]

On dit que 16 est un « carré parfait », tandis que 125 est un « cube parfait ».

Le nombre 3404825447 est aussi une puissance parfaite … mais cela ne saut pas aux yeux :

    \[3\thinspace404\thinspace825\thinspace447=23^{7}\]

Le mathématicien franco-belge Eugène Catalan (1814 – 1894) fait paraître en 1844, dans le Journal de Crelle, la note suivante :

« Je vous prie, Monsieur, de vouloir bien énoncer, dans votre recueil, le théorème suivant, que je crois vrai, bien que je n’aie pas encore réussi à le démontrer complètement. D’autres seront peut-être plus heureux : deux nombres entiers consécutifs, autres que 8 et 9, ne peuvent être des puissances exactes; autrement dit : l’équation x^{m}-y^{n}=1, dans laquelle les inconnues sont entières et positives, n’admet qu’une seule solution. »

Pour faire court : Catalan conjecture que 8 et 9 sont les deux seules puissances parfaites consécutives.

Disons quelques mots sur l’origine du problème :

Philippe de Vitry (1302 – 1357), évêque de Meaux, était passionné de théorie et de composition musicale. On lui doit peut-être le traité Ars Nova Musicæ, publié aux alentours de 1320. Il avait formulé l’observation suivante concernant les intervalles de notes : l’octave, la quinte, la quarte et le ton correspondent respectivement à des rapports \frac{1}{2}, \frac{2}{3}, \frac{3}{4} et \frac{8}{9}. On parlerait aujourd’hui de rapports de fréquences, mais à son époque on devait probablement faire référence à des rapports de longueurs de cordes. S’étonnant de ses valeurs, il se demanda s’il s’agissait des seules paires de « nombres harmoniques » consécutifs (un nombre harmonique étant de la forme 2^{a}3^{b}).

Levi Ben Gerson (1288 – 1344) était un érudit installé dans le sud de la France : il était philosophe, astronome, commentateur de la bible et mathématicien. Philippe de Vitry lui demanda de rédiger une preuve mathématique qui confirmerait (ou non) cette conjecture. C’est ce que fit Ben Gerson : il rédigea une démonstration en 1343, un an avant sa mort. L’original (en hébreu) a été perdu, mais une traduction en latin (écrite à l’intention de Philippe de Vitry) est parvenue jusqu’à nous. On peut d’ailleurs en extraire aujourd’hui un petit exercice d’arithmétique, accessible avec très peu de connaissances dans ce domaine.

Plus tard, en 1738, Euler prouve que le couple \left(3,2\right) est la seule solution de l’équation diophantienne x^{2}=y^{3}+1.

En 1850, (six ans après la note publiée par Catalan), Victor Amédée Lebesgue (1791 – 1875) démontre que si p est premier, alors l’équation x^{p}=y^{2}+1 ne possède aucune solution. Il conclut son article par ces mots :

« Les autres cas de l’équation x^{m}=y^{n}+1 paraissent présenter plus de difficulté. Je n’ai pu savoir jusqu’ici ce que M. Catalan a trouvé à ce sujet. »

En 1885, Catalan publie son « testament scientifique » : un livre intitulé « Mélanges Mathématiques » dans lequel il énumère divers résultats auxquels il est parvenu dans sa vie de mathématicien, ainsi que diverses pistes de recherches n’ayant pas abouti. Concernant la conjecture qui porte son nom, il écrit :

« Après avoir perdu près d’une année à la recherche d’une démonstration qui fuyait toujours, j’abandonnai cette recherche fatigante. »

La conjecture de Catalan est finalement devenue un théorème, mais après un peu plus d’un siècle et demi d’attente !

C’est en effet en 2002 que le mathématicien roumain Preda Mihailescu parvint à établir ce résultat, ce qui constitua un tour de force. Là encore, le contraste entre la simplicité de l’énoncé et l’immense difficulté de la preuve est saisissant.

Voici, en images, quelques uns des principaux protagonistes de cette histoire (je ne suis pas parvenu à trouver de portrait pour Victor-Amédée Lebesgue, dont je précise au passage qu’il ne doit pas être confondu avec le père de la théorie moderne de l’intégration, Henri Lebesgue) :

Levi-Ben-Gerson
Levi Ben Gerson
Victor-Amédée-Lebesgue
Victor-Amédée Lebesgue
Leonhard-Euler
Leonhard Euler
Preda Mihailescu a prouvé le conjecture de Catalan
Preda Mihailescu
Eugène-Catalan
Eugène Catalan

Précurseurs et héros de la conjecture de Catalan


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Cet article a 3 commentaires

  1. Martin Barts--Bérard

    Article très intéressant et instructif, de nombreuses références historiques tout au long les bienvenues! Merci! 🙂

  2. René Adad

    Bonjour Théo 🙂
    Merci pour cette remarque. De façon précise, l’existence d’une infinité de nombres premiers de Mersenne implique celle d’une infinité de nombres parfaits _pairs_ et donc de nombres parfaits tout court.
    En effet, il n’est pas difficile de voir que si 2^p – 1 est premier (ce qui impose à p lui-même d’être premier), alors E(p) = 2^(p-1) * (2^p – 1) est parfait (ceci remonte à Euclide) et pair (d’évidence).
    Réciproquement, on sait par Euler que tout nombre parfait pair est de la forme E(p), avec 2^p – 1 premier.
    Mais l’existence d’une infinité de nombres parfaits n’entraîne pas, a priori, l’existence d’une infinité de nombres parfaits pairs (sauf, bien entendu, si l’on admet que l’ensemble des nombres parfaits impairs est vide ou, à la rigueur, fini – mais cette question est ouverte). On peut donc rectifier ma prose comme suit : la question de savoir s’il existe une infinité de nombres parfaits _pairs_ équivaut à celle de savoir s’il existe une infinité de nombres premiers de Mersenne.

  3. Bonjour,

    Dans la partie sur les nombres de Mersenne, il me semble que « une formulation équivalente de la question 1 consiste à demander s’il existe une infinité de nombres premiers de Mersenne » n’est vrai que si la réponse à la question 2 est non. Est-ce que je me trompe ?

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